71ème édition du Festival de Cannes : 10 chefs-d'oeuvre et une déception
Tout juste diplômé et déjà responsable développement dans une société de production à Casablanca, Ali Benzekri - @alibenzkr - est certainement le cinéphile le plus obsessionnel de la Twittoma. Amoureux transi des grandes actrices, avec Meryl Streep, Nicole Kidman, et Isabelle Huppert en tête de file, il exerce en véritable lobbyiste pendant la saison des Oscar et organise ses listes, classements et marathons le reste du temps. Alors que cette année, c'est Cate Blanchett qui préside le Festival de Cannes - inutile de mentionner son enthousiasme pour Carol, qui avait valu le Prix d'Interprétation féminine à Rooney Mara justement en 2015 - un pass trois jours inédit dédié aux jeunes cinéphiles est proposé pour la première fois. Trois heures après avoir envoyé sa lettre de motivation, Ali est accepté, et quelques galères de visa plus tard, le voilà prêt à fouler la Croisette. Il nous raconte son expérience, nous parle de ses coups de coeurs et déceptions, et partage quelques clichés acidulés, volés juste avant de reprendre l'avion. Son regard est différent, à la fois tendre et exigeant, curieux et averti. Ses photos rappellent d'ailleurs l'identité et l'affiche de cette année, extraite d'une scène de Pierrot Le fou, qui remet Godard à l'honneur après Le Mépris en 2016. Récit à coups de hashtags, tweets passionnés et carnet de bord format carré.
Mercredi 16 mai 2017. Date évènement. Je viens d'arriver à Cannes. Je rêve de Cannes depuis toujours. Mon accréditation ne commence que demain, mais ayant réussi à obtenir 3 jours de congés, je me suis dit qu'il valait mieux autant prendre de l'avance. Mon programme est réglé comme du papier à musique. Du coup, en bon stratège, je vais voir Everybody Knows d’Asghar Farhadi qui est déjà sorti en salles. Quelle déception ! À peine arrivé, mon excitation retombe comme un soufflet tant je trouve le film raté. On dirait qu'il l'a écrit en 3 heures, pauses déjeuner et pipi incluses. C'est bâclé, pas crédible, agaçant de mélodrame vain sans la force de la psychologie farhadienne. Je ne comprends pas on dirait une mauvaise telenovela.
Je ne m'avoue pas vaincu pour autant. Grâce à un ami de Twitter - oui oui, Twitter me sauve la vie depuis 2008 ! - je décroche une invitation pour la projection de Whitney, le documentaire sur la vie de la diva américaine, signé Kevin Macdonald. La séance est à minuit, je suis fatigué, mais on ne refuse rien à Cannes ! Et puis j'ai bien fait, le film est super, l’équipe est là, et c'est quand même ma première projection au Grand Théâtre Lumière.
EVERYBODY KNOWS, Asghar Farhadi (Iran, Espagne) ★★
WHITNEY, Kevin Macdonald (Royaume-Uni) ★★★★
Il faut savoir que le système d’accréditations mis en place pour les cinéphiles est vraiment professionnel, on a accès à tous les espaces du festival, Palais et Grand Théâtre Lumière inclus, à condition de faire la queue et d’être patient. On est accueillis avec bienveillance, les équipes sont presque attendries par notre pass 3 jours mais jamais condescendantes.
Jeudi, deuxième jour, je démarre motivé avec Dogman de Matteo Garrone à 8h30. Rien ne me rend plus heureux qu'un film italien sanglant pour commencer la journée. Le film est tellement puissant ! Et puis Marcello Fonte dans le rôle de cet éleveur de chiens pris dans une spirale criminelle... Il est génial !
J’enchaine sur Burning de Lee Chang-dong. OH. MY. GOD. Immersif, brillamment rythmé, Burning est un chef d’oeuvre instantané porté par la performance scotchante de Yoo Ah-in. Adapté de la nouvelle Les Granges brûlées de Haruki Murakami, c'est par définition le genre de film qui te marquent à vie. Il place la barre très haut d’un coup. Et puis le visage de Steven Yeun à lui seul mérite une Palme d’Or. Sans parler de la photographie, de la musique, des plans séquences, et cette intrigue qui s'épaissit comme la fumée d'un feu qu'on cherche à étouffer… Incroyable ! Je sais déjà qu'il fera partie de mon top 5, sans hésitation.
BURNING, Lee Chang-dong (Corée du Sud) ★★★★★
DOGMAN, Matteo Garrone (Italie) ★★★★
À peine remis de mes émotions, me voilà déjà à faire la queue pour le Capharnaüm de Nadine Labaki. L’idée c’est simplement de bien s’habiller et d’arriver tôt. Normalement tout le monde arrive à rentrer, mais il faut quand même être prêt et apprêté à temps. Je voulais aller voir Sofia, le film de la Franco-Marocaine Meryem Ben’mbarek avant mais c’était une projection avec le Jury de la Caméra d’Or dans une petite salle et il y avait trop de monde. Choisir c’est renoncer, j’abdique et décide d’aller faire un petit tour dans Cannes et d’arriver tôt pour Nadine. Et puis ça sera le seul film que je verrai en projection "gala".
Fun fact au sujet de « Nadine », on a pris le même avion ! Moi j’arrive, effronté, je lui lance un « Good luck Nadine ! » tout le monde s'était retourné, surpris, je pense que son équipe était étonnée que je la reconnaisse. Elle m’a demandé d’où je venais, et on a enchainé en français. Je lui ai tout raconté, j’ai failli commencer à lui parler de mes soucis de visas (rires). On a discuté pendant une bonne vingtaine de minutes en attendant nos bagages. Puis nos bagages sont arrivés et on s’est séparés.
Capharnaüm est bien. La construction du film est brillante et le traitement naturaliste fonctionne vraiment. Mais sur la fin du film, elle est partie dans un élan spielbergien grandiloquent à essayer de faire pleurer dans les chaumières alors que ce n’était pas du tout nécessaire. Et ça semble avoir marché ! Standing ovation, on a même surpris des membres du jury en larmes, mais personnellement je déteste ce genre de manipulations artistiques à coups de slow motion et musique dramatique, alors que la thématique est déjà forte et qu'elle se suffit à elle même. Après, il faut reconnaître que sa direction d’acteurs est incroyable. Au-delà de la performance remarquée du petit Zain Alrafeea, la petite fille qui joue un bébé d’un an à peine est époustouflante. Je pense que ça sera son angle de campagne pour les Oscars, et Sony aurait tout intérêt à la suivre.
SOFIA, Meryem Benm'barek (France)
CAPHARNAÜM, Nadine Labaki (Liban) ★★★
Au bout de deux jours j’ai déjà vu 5 films. C’est intense mais je ne me plains pas. Il m’arrive parfois d’avoir envie de m’assoupir pendant les séances, mais tout de suite je change de position, je bouge et je me dis « Hey réveille-toi ! T’es à Cannes ! ».
Le troisième jour, me voilà de nouveau à la première projection du matin avec Un couteau dans le coeur, film français en compétition de Yann Gonzales, avec Vanessa Paradis dans le rôle d'une productrice de films pornos gays dans les années 1970 qui se retrouve au coeur d'un enquête de meurtres en série.
Pour rester dans le thriller esthétique, j'ai la chance de pouvoir aller voir Climax de Gaspar Noé. Il avait été projeté au début du festival, mais comme il a remporté l’Art Cinema Award, l’un des prix les plus prestigieux de la Quinzaine des réalisateurs, il est rediffusé le dernier jour précisément. C’est un chef-d’œuvre et je m’en tiendrai là. Il faut aller le voir !
CLIMAX, Gaspar Noé (France) ★★★★★★
UN COUTEAU DANS LE COEUR, Yann Gonzales (France) ★★★
Vient alors The shoplifters, ou Une affaire de famille, du japonais Hirokazu Kore-eda. Le réalisateur arrive à transmettre une charge émotionnelle énorme à travers des petits gestes, sans fioritures, comme seuls les grands savent le faire. C’est le premier film que je vais voir au cinéma Les Arcades, qui est normalement dédié aux cinéphiles accrédités comme moi. Mais jusqu’à présent grâce à notre accès professionnel je n’ai fait que les grandes projections.
Enfin, Ash Is Purest White, ou Les éternels en francais, de Jia Zhangke était le film que j’attendais le plus. Dans le sillage du merveilleux Mountains may depart, Zhao Tao est drôle et bouleversante, et sa danse sur YMCA est un GRAND moment.
Ce troisième jour était le plus intense avec 4 films, mais je décide de casser ma routine filmo-dodo et d’accepter une invitation à la Queer Palm Ceremony, l’occasion de sortir un peu du cadre formel du festival, de faire quelque chose d’un peu plus fou, et de voir de quoi les paillettes sont-elles vraiment faites.
ASH IS THE PUREST WHITE, Jia Zhangke (Chine) ★★★★1/2
SHOPLIFTERS, Hirokazu Kore-eda (Japon) ★★★★1/2
Quatrième et dernier jour, c’est l’occasion de revoir tous les films de la compétition. Par contre il faut faire des choix car les projections se chevauchent et il faut prendre aussi en compte le temps d’attente avant chaque séance. Je commence avec Cold War, de Pawel Pawlikowski, le réalisateur de Ida, ce film polonais ultra primé en 2015 et Oscar du meilleur film en langue étrangère. Je n’avais pas franchement aimé Ida, mais Cold war est un bon film, sans plus.
Clap de fin sur l’italien Lazarro felice d'Alice Rohrwacher. Immense coup de coeur. À tel point que je choisis de m’arrêter là, de ne plus aller voir de film après. Je ne veux pas prendre le risque de clôturer mon expérience de Cannes sur un film d’un moins bon calibre. J'en ai pleuré. Déjà, je venais avec la ferme intention de vivre toutes les émotions que peuvent procurer un film. Farhadi, que j’ai détesté, c’était la première grande émotion. Mais je voulais vraiment voir un film et en sortir en larmes, et c’était ça, c’était ce film italien. Tout le monde a pleuré à la fin.
HAPPY AS LAZARRO, Alice Rohrwacher (Italie) ★★★★★
COLD WAR, Pawel Pawlikowski (Pologne) ★★★★
Rassasié et le coeur léger, je décide de prendre du temps pour moi et d’aller visiter Cannes, histoire de faire quelques photos et de me dire que je n’ai pas apporté mon gros Canon D600 pour rien. En deux heures de balade, je mitraille. Les gens surtout. J’adore photographier les gens.
On reçoit alors un mail qui nous invite à venir assister à la Cérémonie de Clôture sur l’écran géant à l’extérieur du Palais. Le palmarès est dévoilé à mesure que le soleil se couche. Je ne suis pas surpris par la Palme d’Or, je pense que c’est un très bon choix, mais plus un choix de raison que de passion. C’est un consensus assez plat qui a mis tout le monde d’accord sans vraiment convaincre personne. Burning est le grand laissé pour compte de la compétition, mais ça arrive, que des grands films - du moins pour moi - repartent bredouille quand des films comme Capharnaüm remportent des prix que j’appelle « de position ». D’ailleurs deux des trois réalisatrices en compétition cette année ont été récompensées, ce qui est une bonne chose, mais le jury est venu clairement délivrer des messages avec ces choix.
Dimanche, j’ai un vol direct Nice-Casablanca à midi. En quatre jours seulement j’ai réussi à voir 11 films, et chacun avait quelque chose de fascinant à sa façon, que ça soit le jeu d’acteur, la photographie, l'écriture… Je suis fier de ma propre sélection car je m’en serais voulu d’avoir mal ciblé les films que je voulais voir. J’avais d’emblée éliminé les films américains, sachant très bien qu’ils seraient rapidement disponibles. Par contre, un film chinois si tu le rates à Cannes, tu dois souvent attendre plus d’un an pour réussir à mettre la main dessus. C’était mon parti-pris le plus important : viser la qualité et l'exclusivité.
Quant à l’expérience en elle-même, pour une fois je ne peux pas attribuer de note. J’ai tout accueilli, avec un appétit vorace, et je suis rentré ravi. Et puis comme disait l’un de mes réalisateurs préférés, Abbas Kiarostami, « pour moi, la compétition ne veut rien dire. Il faudrait être prétentieux pour penser que, si vous êtes sélectionné à Cannes, c'est parce que votre film fait partie des 20 meilleurs de l'année sur l'ensemble de la production mondiale ».