Farah Behbehani
l'essence de la calligraphie
Il y a des rencontres fortuites qu’on a envie de raconter, longuement. Des personnes qu’on croise à des moments inattendus, dans des circonstances insolites, et qui par leur présence, leur discours, transforment le temps et l’endroit. L’évènement qu’on s’apprête à vous raconter est tellement peu anodin qu’on ne pouvait pas le garder pour nous.
Farah Behbehani est koweïtienne. Ancienne de la Central Saint Martins à Londres, et de passage au Maroc un jour d’été, elle nous improvise une conférence sur l’illustration contemporaine du soufisme, dans une alcôve aérée, au milieu d’un jardin de la palmeraie de Marrakech, au détour d’une conversation. Cela semble presque surréaliste, mais aucun détail de ce qui suit n’est exagéré.
Avec le talent d’une grande oratrice, le visage lumineux, et la diction hypnotique, elle nous raconte son ouvrage, un objet de collection, un livre-concept où elle se réapproprie l’œuvre d’un auteur persan, l’illustre de calligraphies et de codes de lectures, pour réinterpréter visuellement un texte fondateur du mysticisme soufi.
Farah est graphic designer, et se spécialise dans le “book design“, ambassadrice d’une discipline où il s’agit d’absorber et de s’imprégner d’un texte afin d’en proposer une relecture visuelle, physique, matérielle. Afin de produire un objet capable de rendre compte de la densité d’une réflexion, dans sa conception, sa perception, dans le choix de la calligraphie, des couleurs, du format, de l’épaisseur du papier.
Elle nous propose de feuilleter l’ouvrage, avant de nous présenter la portée de son travail. L’impression d’avoir entre les mains un objet précieux, une manifestation heureuse et évidente d’un savoir ancien.
The Conference of the Birds ou La Conférence des Oiseaux en français, est un recueil de poèmes de Farid-ud-Din Attar, un grand penseur soufi du XIIe siècle, dans lequel 30 oiseaux symboliques s’envolent pour un périple qui les mènera vers leur roi, le Simorgh, le phénix de la mythologie persane. Allégorie de l’élévation dans la philosophie soufie, ce voyage traduit la quête de la pureté spirituelle qui provoque la rencontre de l’humain et du divin, le constat que l’amour est le canal privilégié de la transcendance du corps.
Prise de passion par ce texte mystérieux, Farah en fera un objet fondamentalement contemporain, à travers un travail phénoménal de documentation, de recherche, un travail calligraphique laborieux, et une exégèse visuelle inédite. Elle nous explique :
« J’ai voulu que le livre soit accessible à toute personne qui s’intéresse au texte fondateur, à la philosophie soufie, non seulement à travers une appréhension visuelle et esthétique des mots-clés de ce courant mystique, mais en créant également un code universel qui transmet les rondeurs et les interactions entre la réflexion et la langue, la calligraphie et le sens. »
Elle développe dans un tutoriel à l’usage du lecteur, le sens du point dans l’alphabet arabe, la puissance des marques diacritiques, la signification des formes. Elle puise dans l’architecture islamique, les techniques de découpe au laser, et les manifestes de calligraphie ottomane, et imagine des croquis zoomorphiques prodigieux, où les lettres s’allongent et s’écoulent afin de ressembler aux oiseaux qu’elle décrit. Elle va même jusqu’à inventer un système de couleurs et de cercles concentriques, afin de simplifier l’outil linguistique, expliquer les débuts de mots, les fins de phrases, raconter la grandeur de la lettre, et provoquer l’émotion de l’union du matériel et du spirituel.
Le plus fascinant dans le travail de Farah, c’est la relation qu’elle entretient avec son ouvrage. Un livre qu’elle a mis exactement 9 mois à mettre au monde, comme un enfant, un livre pour lequel elle a dû tout apprendre, en commençant par la calligraphie de style divanî, une discipline qu’elle découvrait en même temps qu’elle se lançait dans ce brillant exercice de book design. The Conference of The Birds publié par un grand éditeur londonien, était épuisé 9 mois plus tard, toutes les copies vendues, comme une deuxième naissance, et pourtant Farah parle toujours de l’ouvrage comme étant l’œuvre de Farid-ud-Din Attar, modeste oubli de celle qui a fait d’un texte suranné, une figure de la réappropriation de l’identité religieuse, et un précieux témoignage de la créativité contemporaine du monde arabe.