La rénovation du Cinéma Lutetia de Casablanca
La rénovation du Cinéma Lutetia est sans doute la bonne nouvelle de cette rentrée culturelle post-covid. Un projet audacieux, à contre-courant, dont la nouvelle à titre personnelle nous a fait beaucoup de bien. Nous avons voulu en savoir plus sur cette entreprise pour le moins Rock’n’roll, et avons posé quelques questions à Lamia Bengelloun, qui s’occupe de la programmation et de la communication du cinéma.
Découvrez ses réponses en dessous et rendez-vous sans plus tarder au Cinéma Lutetia.
- Parlez-nous de l'histoire du cinéma Lutetia et de son lien avec votre famille
Le cinéma Lutetia est une affaire de famille depuis les années 60. Mon grand-père était actionnaire, puis mon père a repris la gestion du Lutetia en 2000. Moi, je lui donne un coup de main au niveau de la programmation et de la communication sur les réseaux sociaux.
Le cinéma a été inauguré au début des années 50 et contrairement à ce que l'on pourrait penser n'a jamais fermé depuis (sauf à cause de la crise sanitaire évidemment). Dans les années 70/80, c'était un lieu de rencontre et de partage où se ruaient le public cinéphile marocain. Encore aujourd'hui, certains de nos clients nous racontent leurs souvenirs, ils venaient en famille ou en couple, se rappellent qu'il y avait toujours la queue au guichet, les séances étant souvent bondées, ça semble presque utopique aujourd'hui. En retrouvant certaines archives, on s'est rendu compte de la programmation riche et diversifiée de l'époque. Ont aussi bien été projeté Un homme et une femme de Claude Lelouch que Some Like it Hot de Billy Wilder ou encore Autant en emporte le vent de Victor Fleming. Se dire que ces classiques ont été programmés au moment de leur sortie au Lutetia, c'est jubilatoire pour des amoureux du 7ème art.
Vers la fin des années 90, le cinéma a connu une baisse de fréquentation, ce qui a induit une baisse des recettes, une programmation de moins en moins exigeante et un manque de moyen pour entretenir la salle. Cela s'explique aussi bien par le piratage que l'arrivée des multiplexes sur le marché, qui ont terrassé la plupart des salles indépendantes. Le Lutetia est petit à petit tombé dans l'oubli, bien qu'encore ouvert. Puis, lorsque nous avons décidé de reprendre les choses en main, de rénover la salle et d'en faire profiter le plus grand nombre, le covid a frappé.
Photos avant la rénovation
- Comment est née l'idée de la rénovation ?
Cela faisait un moment qu'on y pensait, et lorsque le CCM (Centre Cinématographie Marocain) a mis en place un fonds d'aide à la rénovation et la numérisation des salles de cinéma, on a sauté sur l'occasion. Sans ce fonds, la salle aurait sans doute fermé aujourd'hui.
La rénovation fut un casse-tête monstrueux. Entre les sièges venus d'Espagne, l'écran motorisé de Belgique, le choix des tons ne devant pas dénaturer l'espace, le nouvel agencement de la salle, l'agrandissement de la scène, et le budget restreint, ce fut compliqué de tout coordonner.
Après près d'un an de travaux (en 2019), le cinéma a pu réouvrir quelques mois avant le covid, autant dire que ce n'était pas le meilleur timing.
- Comment se sont passés les travaux ?
Les travaux, même s'ils ont eu lieu avant la crise sanitaire, ont été éprouvant à cause de l'ampleur de la détérioration de la salle, les années faisant. Nous avons dû fermer pendant plusieurs mois, et avons eu en tout et pour tout presque 6 mois de retard sur le planning d'origine, tant tout était à refaire.
Photos post-rénovation
- Comment avez-vous vécu la réouverture ?
Énorme soulagement et en même temps énorme pression. À l'heure où la plupart des salles de cinéma ont fermé où ont du mal à se relever, nous décidons de tout reprendre à zéro et de faire revenir le public casablancais au cinéma, qui pour la plupart ne nous connaissent absolument pas. Mais, on y croit sincèrement, on est persuadé que les casablancais ont envie de retourner en salle. On pense aussi que certains sont blasés des multiplexes assez froids et désincarnés, qu'il y a un charme à retrouver une salle d'antan, à l'histoire riche et faisant partie du patrimoine culturel de la ville. L'expérience est complètement différente et on est toujours ravi de voir les spectateurs en fin de séance, heureux d'avoir passé un moment hors du temps. C'est bien cela le pouvoir du cinéma. On mise aussi sur notre programmation, aussi bien populaire qu'exigeante, qui devrait attirer un public qui ne se retrouve pas dans ce qui est proposé ailleurs. Nos prix aussi sont imbattables.
- Que pensez-vous du marché de la culture marocain aujourd'hui ?
Disons que ce n'est pas la meilleure période pour le marché de la culture... Et en même temps, on a l'impression qu'il y a un souffle qui prend de plus en plus d'espace. Les amateurs d'art sont nombreux et après l'annus horribilis que nous avons passé, où la culture a été relégué au second plan, nous sommes nombreux à être en manque de culture. Cette période de privation et l’appétit grandissant devraient avoir un effet positif sur le marché de la culture. Il est peut-être encore tôt pour en juger. Les salles de cinéma ont réouvert et on est plutôt chanceux, mais quid de l'industrie musicale, évènementielle, les spectacles vivants...?
- Pourquoi aller au cinéma est-il toujours aussi important selon vous ?
Pour voyager, tout simplement, surtout en ce moment.
Lorsque la télévision a fait son apparition, on nous a dit que ce serait la fin des salles de cinéma. Lorsque les lecteurs VHS et DVD ont fait leur entrée sur le marché du divertissement, on nous a dit que ce serait certainement la fin des salles de cinéma. Lorsque Netflix est apparu, on nous a dit que ce serait assurément la fin des salles de cinéma. Et oui, les salles se portent de plus en plus mal, on ne peut pas le nier, d'autant plus au Maroc, mais l'expérience est tellement plus intense au cinéma, c'est tout simplement incomparable avec un écran d'ordinateur. Expérience aussi bien introspective que collective, et on a longtemps été privé de l'aspect collectif de la chose.
En fait, on est tellement habitué à cette rengaine du "c'est bientôt la fin" qu'on n'y croit plus, on pense que les salles de cinéma ont encore de beaux jours devant elles, quitte à paraître inconsidérément optimistes. Et puis au pire, lorsque toutes les salles auront fermé, il restera mon père et moi au Lutetia et vous êtes les bienvenus.
- C'est un choix pour le moins rock'n'roll d'investir dans la culture post-covid dans un pays où c'était déjà difficile avant la pandémie… Parlez-nous de ce parti-pris, quel sens y trouvez-vous ?
Il ne s'agit pas réellement d'un parti-pris, on se sent plus investis d'une mission. On aimerait faire de cette salle un lieu de culture emblématique du paysage casablancais, organiser des ciné-rencontres, des ciné-concerts, des rétrospectives de nos cinéastes préférés etc... Rendre au Lutetia sa renommée d'antan.