Les mots qui nous manquent
LE MAROC EN MAL DE MOTS
Beaucoup de mots nous manquent en cette période de grand silence imposé. Des mots qui apaisent, des mots qui tranchent, des mots qui rassurent, des mots qui critiquent, des mots qui durent ou qui disparaissent aussitôt qu'ils se forment, des traits d'esprit qui font sourire, des fulgurances qui continuent de résonner en nous… Nous manquons de mots pour dire le vrai, le juste, les blessures partagées, le destin commun. Des mots pour mettre de l'ordre dans le vacarme. Des mots pour vaincre le hasard.
Comment se fait-il qu'une ville comme Casablanca soit aussi muette et indifférente ? À l'entrée de Casablanca le seul panneau qui nous souhaite la bienvenue est celui d'une grande chaîne américaine de fast-food. Cela peut paraître insignifiant mais ça en "dit" paradoxalement long sur le vide laissé par la ville, notre façon de la percevoir et de (ne pas) la considérer.
Comment se fait-il que des ministères comme celui de la jeunesse ou celui de la culture soient aussi dépourvus de mots ? Pas de prises de parole pour exprimer une vision, un projet, une intention… Comment se fait-il que pendant des temps troubles et des périodes de crises, notre seul lot soit ce silence assourdissant ?
Combien d'occasions ratées, de vides laissés béants et de plaies non guéries que nous payons tous très cher, car "se taire est pire encore, toutes les vérités tues deviennent vénéneuses."*
En 2011, quand les étudiants marocains en France subissaient des blessures narcissiques profondes alors qu'une circulaire les incitait fortement à rentrer chez eux, pas un mot pour leur dire qu'ils étaient tout de même les bienvenus à la maison et qu'on avait besoin d'eux ici ? Ces mêmes étudiants qu'on dit l'avenir du pays et qu'on espère retenir sans jamais s'adresser à eux ? La moindre des choses aurait été de corriger cette offense par des mots, car un seul bon mot peut réparer une dignité.
Centrale Danone par exemple, qui a sans doute été le dommage collatéral dans le boycott populaire qu'ont connu certaines entreprises marocaines dernièrement, a très vite posé des mots sur la situation et a lancé la campagne "ajiw ntasalhou" (réconcilions-nous). Une main tendue vers les consommateurs qui a été plutôt bien perçue parce qu'ils ont démontré qu'ils avaient compris le message même s'ils le trouvaient injuste, et qu'ils ont pris le temps d'y répondre et d'y apporter des solutions. L'acharnement sur leur marque ne leur a pas permis de sortir complètement de cette crise, mais ils ont continué à tenter des choses et à poser des mots. La parole apaise toujours la colère et les mots qu'on pose nous-mêmes sont toujours des débuts de victoire.
Nous avons besoin de dirigeants qui ont la science du moment, le courage du constat et la lucidité pour savoir qu’il est temps d’ouvrir le dialogue. Nous avons besoin des grands mots qui disent les petites choses, de mots sérieux et d'autres plus légers, des moments où la parole est nécessaire et d'autres où le silence peut l'être tout autant. Devant une société dépossédée de toute langue et soumise trop souvent au silence, les mots qu'on ne dit pas deviennent un boucan sur lequel nous n'avons aucune emprise, une clameur qui elle peut engendrer des mots arbitraires et périlleux, qu'on ne peut plus faire taire, des mots comme boycott, changement ou révolution.
* Ainsi parlait Zarathustra, Nietzsche