WALID BOUCHOUCHI

En conversation avec Walid Bouchouchi par Khaoula Zouine

Interview pour Lioumness
Juin 2023, Galerie Solarium, Marseille

Walid est artiste visuel et designer graphique. Il imagine des univers vibrants, harmonieux et leur donne vie du bout des doigts pour le plus grand plaisir de nos yeux. Mais, quand je le rencontre pour la première fois en octobre 2022, c’est son oreille qui me marque le plus. OK, ça, c’était juste pour filer la métaphore anatomique, mais je voulais parler de son écoute attentive.

Il m’écoute raconter mon projet et mes envies, immobile sur cette terrasse de la rue Glandèves dans le premier arrondissement de Marseille.
Seule l’étincelle dans ses yeux trahit les connexions qui opèrent dans son esprit. Haut débit.

Cette écoute ouverte, sans jugements et sans complexes, c’est le secret de Walid Bouchouchi. Il élimine le bruit autour pour aller à l’essence du propos. Commence alors un processus de recherches et d’interrogations qui lui permettront de créer un univers visuel authentique, intime, précis et contemporain, mais qui laisse toute la place au rêve. À l’ailleurs.

Walid a grandi à Alger, y a fait ses premières armes en sortant de l’école des Beaux-Arts avant de poser ses valises à Paris puis à Marseille. Un parcours à son image — le cœur en Afrique du Nord, un pied en Europe et le regard tourné vers le monde.

Je voulais vous le présenter aujourd’hui parce qu’il incarne pour moi Ness Lioum. On a parlé de ce qui l’a mené vers la typographie, de loubia et du tabou de l’argent dans l’art.


Bonjour Walid, je suis ravie de te présenter aux lecteur·ice·s de Lioumness !
Je t’accueille aujourd’hui chez Solarium, une galerie d’art à Marseille. C’est un espace pluridisciplinaire qui met en lumière les artistes de la ville et du bassin méditerranéen. Je trouvais que c’était un lieu parfait pour notre conversation. Merci à Solarium pour l’accueil.

Comment as-tu démarré ton activité artistique avec Akakir Studio ?
Akakir à l’origine, c'était une page Facebook que j'ai créé en 2012 à l'époque où je finissais les Beaux-Arts à Alger. Je prenais des icônes visuelles algériennes ou nord africaines et l’idée était de détourner ces images connues de tous et leur faire dire autre chose. Une des images les plus représentatives de cette démarche était celle d’un petit gamin qui porte un tarbouche et un petit gilet avec des dorures. Il prie et regarde vers le ciel, les mains côte à côte. Et il y a écrit un duâa à côté « allahouma i7fidni wa i7fid liya walidaya » (que dieu me protège, moi et mes parents). C’était l’époque de la qualification de l’Algérie en Coupe du monde. Les Algériens sont très chauvins quand il s’agit de foot. Au Maroc c'est pareil je pense. Mais vraiment, quand il y a un match, tout s’arrête ! Si l’Algérie gagne le match, ils oublient cinq ans de dictature sans souci. Je me suis beaucoup interrogé sur ce comportement donc j’ai pris l'image de cet

enfant et je lui ai fait porter le maillot de l'équipe nationale algérienne puis j’ai placé la Coupe du monde entre ses mains qui prient. Il y a aussi l’exemple d’un sticker de khamsa qui était à l’époque aussi collé sur toutes les voitures, mais je l’ai transformé en lui faisant faire un doigt d’honneur. À l'époque, c'était plus une démarche créatrice gratuite qui partait d'un élan d'expression, je voulais m’exprimer.

(c) Walid Bouchouchi

(c) Walid Bouchouchi

 

Comment cette démarche fondée sur l’image est devenue centrée sur les mots et la typographie ?

(c) Walid Bouchouchi

Quand j'ai commencé à épuiser le corpus d'images que je pouvais détourner, je me suis tourné vers des expressions populaires qui m’intriguaient aussi. Je me suis demandé comment travailler les expressions en images et c'est devenu de plus en plus typographique à partir de ce moment-là. Par exemple, on dit souvent , « 7chicha talba m3icha ». Tu connais cette expression ? Elle évoque une personne qui est pauvre et qui ne veut rien de plus que ce qui la fait survivre, elle ne veut pas s’enrichir. C’est une petite herbe « 7chicha » qui veut juste de l’eau et du soleil « m3icha » pour pousser et basta. J’ai décidé d’inverser la phrase en disant juste « m3icha talba hchicha » et c'était la réalité des jeunes à l’époque en Algérie qui voulaient juste fumer du hachich. Il y a des gens qui veulent être une plante et d’autres qui voulaient des plantes ! rires. Par le simple fait d’inverser les deux mots, je voulais bousculer l’imaginaire dans lequel on baigne depuis des décennies pour qu’on se trouve de nouvelles choses à raconter.

Au-delà de l’effet artistique, est-ce que ces détournements prenaient racine dans une revendication sociale ?
Je ne sais pas si c'était une revendication, mais en tout cas, c'était une analyse. Je ne suis pas obligé de revendiquer. Quand je dis que le foot est sacralisé en Algérie, je parle d’un aspect prioritaire qu’on a confié à ce sport. On a une façon de mettre toutes nos émotions dans la réussite de l'équipe nationale comme si notre vie en dépendait.

Cette situation dont tu parles par rapport au foot, c'est un bon exemple de ce qui t’a donné envie de t’exprimer, non ? En détournant des images et des adages, tu pouvais dénoncer un peu cette absurdité-là.
Oui, ces absurdités sociales, sociétales, religieuses, familiales ou même économiques. À un moment, j'ai aussi analysé la politique et je reprenais des images, des photos de politiciens qui avaient fait le buzz. C'est du détournement, une démarche assez courante finalement.

Quand tu détournes une image de politicien en Algérie, tu ne risques rien ?

À l’époque, je ne risquais rien. Maintenant, je sais que beaucoup de choses ont changé depuis le Hirak. Moi, à l’époque, je n’avais jamais eu de problèmes mais j’ai des amis qui ont reçu des visites de la police pour des photos ou autre.

Comment ces détournements t’ont mené vers l’image en général ?

J’ai exploité le savoir graphique que j'ai appris aux beaux-arts. À l'époque, je ne supportais pas l’idée de faire des logos et des affiches. Être graphiste ou infographiste, c’était inconcevable. Pour moi, si tu avais un savoir-faire, tu devais t’exprimer avec, véhiculer des idées. Avec le temps, j’assumais de moins en

moins des choses que j'avais créées. Je les trouvais moins fortes que ce que je pensais ou pas très justes. Je ressentais déjà un malaise qui s’installait par rapport au fait de figer mon expression et que mes images publiées resteront pour toujours dans les archives. Alors, j’ai changé mon approche du tout au tout. Je me suis mis à dessiner loubia ou caoucaou, haricots rouges et cacahuètes. Tu vois la forme ? Je dessinais ça partout, dans la rue, je publiais ça sur internet...

Qu’est-ce que ça représentait pour toi ces formes dial loubia ou caoucaou ?

Ça ne représentait rien justement ! En fait, je voulais passer à l'extrême : je ne voulais plus rien exprimer. Je trouvais ça cool et je commençais à être connu à Alger. Des personnes m’ont acheté des œuvres où il y avait juste loubia. Ça ne me dérangeait pas dans ce cas-là qu’on dise dans dix ans que j’avais dessiné loubia. Je trouvais ça gratifiant de me dire que je pouvais vendre même ça, une forme simple qui n'exprimait aucun message littéral. Et j’ai continué pendant un moment.

Donc, si j’ai bien compris, tu ne voulais plus figer ta pensée, mais ça ne te dérangeait pas d’exprimer « rien » en public. Et tu as transformé ça en street art, c’est ça ? Comment tu t’y prenais ?
C’est ça, mais ça exprimait quand même des couleurs, des formes, des perspectives. C’est juste que ça n’exprimait pas un message littéral. Attends, je te montre ce que ça donnait !

Là, par exemple, c’est un arrêt de bus. Je dessinais sur des grands papiers. Je peignais et collais sur des panneaux publicitaires.

C’est joli ! Et tu disais que ça avait bien marché tout ça ?

Oui, ça a trop marché. Je gagnais de l'argent avec ! Je sais que c'est tabou pour un artiste de parler d’argent. Moi, j’ai toujours qu’une preuve du succès artistique était le succès financier. Bien sûr, il faut que mon travail suscite une émotion, c’est un des objectifs principaux. Mais les gens achètent des œuvres parce qu’elles les touchent, ils ne les achèteraient pas si ce n’était pas le cas. Même une personne qui ne comprend rien à l’art peut acheter les œuvres d’un artiste simplement parce qu’elle va comprendre que ces œuvres-là touchent du monde. Il y a aussi le profil des collectionneurs, qui vont acheter parce qu’ils comprennent la vision de l’artiste et qui peuvent même lui apporter une autre lecture de son propre travail. Donc, pour moi, le succès financier est important dans le développement des artistes.

C'est bien que tu parles du tabou de l'argent dans les milieux artistiques parce que l’image de l’artiste qui doit souffrir pour créer une œuvre qui a de l’intérêt a fait beaucoup de mal à l’imaginaire collectif. Cette idée de l’artiste incompris en empêche plus d’un de croire en son potentiel. C’est intéressant de déconstruire le mythe du génie avec toi !

J’avais beaucoup aimé cette période loubia ou caoucaou parce que je me suis émancipé de ces règles du métier. Je m'étais mis une pression au début : il fallait que je me documente. Il fallait que suive l’actualité politique. Je me sentais obligé d’observer les gens dans leurs pratiques, de remarquer ce que les Algériens faisaient, leurs comportements. Il fallait que, il fallait que... J’essayais de critiquer méthodiquement toutes ces observations. Alors qu'en réalité, il suffisait que je sois moi-même. Tu fais bien de parler de ça, parce que l’art pour moi, ça n'a rien à voir avec le génie ! Être artiste, c’est aiguiser son propos tous les jours. C’est comme apprendre une langue : tu t’améliores à force de pratique. Mais, certaines personnes ont du génie quand même ! Qui font des choses incroyables sans effort. C’est comme la différence entre Cristiano Ronaldo et Lionel Messi. Tu l’as cette comparaison ?

Je veux bien que tu expliques cette analogie !

Messi s'entraîne, mais pas plus que ça parce que le ballon c’est son truc, tout simplement. Et il joue très bien. C’est son truc quoi ! Cristiano, c'est un athlète. Il s'entraîne quotidiennement. Il a un rythme de vie construit autour de l’entrainement, c'est une machine. Au final, sur le terrain, le résultat est le même mais la démarche est différente. Dans l’art, il y a des personnes qui y arrivent sans efforts. Mon truc, c'est réfléchir, analyser ce qui se fait. Et je ne me limite pas au graphisme. Si demain je veux faire de la céramique, je ne vais pas me l’interdire mais je vais travailler. Je vais me documenter, je vais voir ce qui se fait en céramique à Marseille, à Alger, en Méditerranée. Je vois voir un peu partout. Puis je commencerai à réfléchir à quel aspect original je peux apporter et quel aspect existant je peux appuyer. Généralement, je ne cherche pas à « faire une œuvre ». Par exemple, j'ai récemment participé à un atelier de création de bagues. J'ai réalisé celle que je porte aujourd’hui, regarde !

Ah oui, elle m’a attiré l’œil tout à l’heure ! Il y a écrit quoi dessus ?

Da7ek, baki. Rires et pleurs.

(c) Khaoula Zouine

Tu vois, cette bague, le jour où je l'ai faite, il y avait un mec à côté dans le même atelier. Il était à fond dans l'expérimentation, il faisait fondre plein de trucs. Et sa bague à la fin... Je n’avais jamais rien vu qui y ressemblait. S’il y avait un prix de l'originalité, il l'aurait remporté ! Et à côté, il y avait moi, novice. Je me suis dit qu’une bague a des 9awa3ed, des règles de base, pour être reconnue comme telle. Je suis parti de ça. Je suis assez classique en plus. Je l’ai « aiguisée », j’ai réfléchi aux aspects originaux que je voulais y ajouter, jusqu’à ce qu’elle ait une certaine spécificité qui me correspondait et ça a donné ça. Elle me plaît comme ça.




Ta réponse fait justement le lien avec une question que je voulais te poser. Tout travail créatif commence par une phase de recherche. Je sais que c’est une phase particulièrement importante chez toi comme tu le disais tout à l’heure. Quelles sont les 9awa3ed de la recherche selon toi ? Comment tu abordes tes projets ? Que cherches-tu à comprendre dans cette phase ?

J’ai par exemple récemment été sollicité par deux créateurs de mobilier pour développer une identité graphique. Il y a quelques jours, j’ai discuté avec eux pendant un peu plus d’une heure au téléphone pour comprendre leur marque, leurs créations. Je voulais connaitre leurs inspirations, les messages qu’ils voulaient transmettre à travers leurs objets. En général, je pose plein de questions. Ça peut être des questions techniques comme savoir d’où viennent leurs matériaux. Je peux poser des questions sur leurs équipes, leurs clients ou des questions plutôt d’ordre philosophique pour savoir si leur démarche est affiliée à une vision identitaire ou plus universelle. En réalité, je suis curieux de comprendre comment ça marche et qui ils sont, pourquoi ils le font et de quelle façon. Avec le studio, je n’ai pas établi de grille tarifaire fixe. J’ajuste mon travail au plus proche des envies de mes clients, au plus proche de leur budget. Poser toutes ces questions, ça m’inspire aussi parce qu’ils se dévoilent un peu et me montrent qu’ils croient à fond à leur projet, qu’ils y mettent du cœur. Ça me nourrit parce que ce sont ces discussions qui me donnent des idées !

Au-delà des discussions exploratoires, quelle est la durée de ces phases de recherche ?

Quand j'ai créé Akakir Studio, cette phase prenait beaucoup de temps. Je lisais plein de bouquins de graphisme, des annuels du graphisme suisse, des recueils des meilleures créations de l'année. Je lisais aussi des livres qui détaillaient les étapes graphiques. J’avais une liste de blogs, de sites ou de comptes Instagram que je suivais. À chaque fois que j'avais un projet du cours, je me replongeais dans tout ça. Chaque projet devenait une sorte d'enquête visuelle ! Une fois que j’avais exploré tous ces éléments visuels et toutes ces références, je me disais : « et maintenant, qu'est-ce que je vais cuisiner avec tout ça ? ». Mais je t'avoue qu'avec le temps, j’ai gagné en efficacité. Généralement, quand je parle à des clients, je fais un croquis en même temps, j’ai déjà une idée du résultat final. Quand je repense à mes débuts, je me dis que c’est fou à quel point j’ai évolué ! Ça me fait plaisir.

Walid, tu travailles beaucoup sur des projets culturels avec des festivals, des musées ou d’autres institutions de ce type. Ces projets sont souvent internationaux, mettent en scène des cultures, des vécus divers. Je trouve personnellement que tu arrives à donner une vision contemporaine de ces histoires, qui ne s’engouffre pas dans les stéréotypes ou l’appropriation culturelle. Quel est ton secret ?

J’ai une expression qui me vient en tête « may7ess belkiya ghir li kouatou ». Pour comprendre l’intensité d’une brûlure, il faut avoir été soit même brûlé. Je pense que toi et moi, par exemple, qui vivons dans un autre pays que celui où nous sommes nés, on sait ce que c'est que d'être mal représentés. On sait ce que c’est de voir sa culture réduite à des stéréotypes. Le thé, les babouches, les chameaux, les tapis. On ne peut pas reproduire le même schéma. Je n’ai pas de secret à proprement parler, mais si on revient aux 9awa3ed, les façons d’approcher « l’autre » sont universelles. Si on est en voyage, qu’on veut parler à un local, on va y aller avec douceur, dire bonjour et poser sa question. Il n’y a aucune raison que ce soit différent pour une autre culture ! Si on respecte les autres comme on aimerait être respecté, alors il n’y a aucune raison d’avoir peur de froisser. Il faut ajouter à ça une dose d’humilité, de consentement mutuel et de curiosité. Pour le graphisme, il faut contacter des gens du pays en question, ou des personnes du métier en question. Rencontrer différents profils, poser des questions et essayer d’avoir le maximum d’informations. C’est l’enquête qui se construit pour cerner le sujet à fond et qu’il devienne un espace avec des zones éclairées et des zones d’ombre. Je pense que l’intelligence réside dans la façon avec laquelle on va exploiter les zones éclairées. Il faut éviter les zones d’ombre, on ignore ce qu’il va se passer là-dedans. Si au cours de ton enquête tu tombes sur un symbole que tu aimes bien, mais que tu ne sais pas ce qu’il représente, il vaut mieux ne pas l’utiliser. Il ne faut pas se contenter de « à ce qu’il parait ça veut dire... ». On ne peut pas se contenter de ces discours et de mythes. Il faut avoir une lecture juste du sujet.

A propos de cette notion d’espace, ce qui caractérise le plus ton travail, c’est cette sensorialité qui donne l’impression d’être transporté ailleurs, dans un endroit qui n’existe qu’à travers ta création. Comme une porte vers un monde parallèle. Je sais que ça fait écho chez toi au concept d’hétérotopie, pourrais-tu nous en parler ?

L’hétérotopie est un concept développé par Michel Foucault en 1967. Les hétérotopies sont des lieux à part régis par des règles exclusives à ces lieux. Ça peut être par exemple un cimetière ou une gare. Là on est à 5 minutes de la gare Saint-Charles à Marseille, pourtant, une fois à l’intérieur de la gare, on ressentira quelque chose de particulier. C’est une expérience particulière et exclusive à ces endroits. Il peut m’arriver de traverser la gare dans mon trajet, même si ça représente un détour, juste pour vivre cette expérience. Les gens sont dans une énergie différente de la mienne : ils cherchent des écrans, ils ont des valises, ils marchent vite, ils achètent des bouteilles d’eau à 4€ et des magazines qu’ils n’achèteraient jamais ailleurs. Ils achètent des coussins pour le cou ! C’est un monde à part en réalité ! Etymologiquement, ce terme combine les racines grecques exprimant la différence ou l’altérité, « hétéros » (ἕτερος), et le lieu « topos » (τόπος). C’est un espace physique concret qui contient une utopie, un imaginaire.

Comment ce concept a trouvé une place dans ton travail et ta pratique ?

(c) Walid Bouchouchi

Mon travail de designer graphique consiste en majorité à donner une image et une identité visuelle à des événements qui mettent en avant une culture en particulier, mais qui se déroulent ailleurs que la localisation originelle de cette culture. Par exemple, un festival de cinéma palestinien à Paris, un festival de cinéma des mondes arabes à Marseille, un festival de musique africaine à New York. Ça peut aussi être des expositions ou des livres. Dans tous les cas, ce sont des projets qui font appel à un « ailleurs ».

Pour le Festival Ciné-Palestine, c'est vrai qu'il y a beaucoup de Français et Parisiens qui assistent aux projections, mais il y a aussi beaucoup de Palestiniens, de Syriens, Algériens, Marocains... Cette communauté partage un imaginaire et des valeurs qui les poussent à participer au festival, mais ils ont aussi des particularités. L’idée du graphisme c’est de développer un langage visuel pour « parler » aux gens. Aussi, il faut que cette langue soit assez spécifique pour les interpeller, que tous les membres de cette communauté puissent s’identifier, chacun avec ses particularités et ses propres références graphiques, tout en évoquant le commun. C’est un équilibre à trouver.

Je vois que tu portes un t-shirt avec ta création pour l’exposition HabibiHabibti qui s’est tenue à l’Institut du Monde Arabe à Paris cette année. Est-ce qu’il y a une expérience qui t’a particulièrement permis d’aiguiser ton approche typographique ?

(C) Walid Bouchouchi

J'ai commencé à travailler avec le Musée d'art moderne d'Alger comme graphiste à ce moment-là. Je faisais des catalogues d’expositions mais je n’arrivais pas à trouver des polices qui marchaient ensemble ou des polices arabes contemporaines. Pour des projets typographiques multilingues, il faut que toutes les typos dégagent une même énergie et qu’elles soient contemporaines les unes des autres pour que le rendu soit harmonieux visuellement. J’étais donc face à cette problématique de créer des polices bilingues, entre arabe et latin. Puis il y avait la problématique de comment j’écris Algérien, darija. J’ai eu l’occasion de réaliser plusieurs expérimentations. Il y avait Rosa, ma première création; une police arabe déliée où les lettres n’étaient pas connectées entre elles, comme en latin. C'étaient des lettres arabes capitales. Il n’y avait pas besoin de dessiner « baa » fi bidayat al kalima (en début de mot), « baa » fi wasat al kalima (en milieu de mot) ou « baa » fi nihayat al kalima (en fin de mot). La lettre ne changeait pas de forme selon sa position. J’ai réussi à créer une police de caractères arabes plus facile à utiliser. Ça m’a permis de lancer plusieurs réflexions autour de ce sujet.

En parlant de transcription et d’oralité, tu as créé en 2018 Fono-Type, un alphabet de caractères hybride que j’adore et qui réunit les langues française, arabe et berbère. Cet alphabet est régulièrement en exposition depuis. Comment est né ce projet ?

J’ai exposé Fono-Type à Paris la première fois avec Hugo Sans Devoir, un ami graphiste et typographe. . L’idée a émergé quand il a assisté à une de mes expositions. À l’époque, il y
avait le magazine À nous Paris qui était un magazine gratuit distribué dans le
métro tous les lundis. Tous les lundis, j’en prenais 200, je signais mon nom sur

la couverture et je les remettais dans le tas. Donc dès qu’un Parisien prenait un exemplaire du magazine, il emportait un peu de street art avec lui. Je suis entré en contact avec le magazine, et l’équipe m’a offert une collection d’exemplaires d’archives que j’ai retravaillées et exposées. En voyant toutes les couvertures avec mon dessin dessus, mon ami Hugo trouvait que ça ressemblait à un alphabet imaginaire et voulait qu’on pousse cette idée. De mon côté je réfléchissais déjà à cette problématique de l'Algérien qu’on ne
peut pas écrire. On a donc décidé de créer chacun son alphabet que l’on pouvait exposer côte à côte pour voir les ressemblances et différences. Mais je voulais que ses lettres et les miennes correspondent à une phonétique. J’ai commencé par aligner la phonétique arabe, le son de chaque lettre, sur la phonétique française.

(c) Walid Bouchouchi

Quel est ton regard sur la scène culturelle et artistique en Afrique du Nord et en Algérie ?

Sans sous-estimer les potentiels de chacun.e, je trouve la scène artistique pauvre en termes de qualité et de quantité. De mon point de vue, ce qu'on donne à voir de « nous » n'est pas universel. On reste dans le même registre pour se rassurer. On revérifie que chaque chose est à sa place avec nos travaux. Même si, bien sûr, et heureusement, il y a des artistes et des œuvres qui défraient le système, mais elles restent exceptionnelles et anecdotiques. Certaines années, il n’y a qu’un seul film issu de nos pays qui émerge ou qui me touche. Je ne trouve pas ça normal ! Mais c’est représentatif du reste. Nos pays sont pauvres en termes de bonheur, d’espoir, santé, éducation, amour, en termes de koulech (tout). Je ne sais pas... Chacun sa vision, celle-ci est la mienne. Souvent, en discutant de ça avec des amis Algériens ou Marocains, certains se mettent à défendre le pays, à me montrer tous les aspects positifs. Peut-être que je me trompe, mais si c'était bien, il n’y aurait pas autant de gens qui traversent en bateau, qui risquent leur vie, meurent en Méditerranée. Ou alors tous ces gens-là sont fous ? Ils sont les seuls à pas voir à quel point c’est bien chez nous ? Quand des jeunes de 17 ans prennent un bateau et traversent la Méditerranée. Que la moitié meure et que l'autre moitié qui arrive se retrouve avec des flics dans un foyer pour mineurs et ils se retrouvent dans des réseaux etc. Ça dit tout. Je n’ai même pas à rentrer dans les détails, la situation est limpide.

Qu’est-ce qui te donne le plus d'espoir dans ton quotidien ?

Franchement, la vie. C’est la vie en elle-même, c'est bien. J'aime bien la vie, la bouffe. Ça me motive pour me réveiller. Le petit-déj, la pause déj. Le goûter. Les amis. La famille. C’est classique, mais c’est la vie. C’est bien la vie.

C’est quoi pour toi la réussite ?

Survivre. La vie c'est bien, alors réussir c’est rester en vie. Tant que tu manges des bons trucs, tu vois des amis, tu vois ta famille alors tu as réussi. La loose si tu arrêtes de manger. Rires.

Selon toi, à quoi devons-nous consacrer du temps ?

À nous-mêmes, à notre bien-être. Si tu es bien avec toi-même, tu peux aider les gens autour de toi. Quand on est se sent bien, on a un regard plus positif sur le monde, on est plus sensible. Quand on se sent mal, on se renferme sur soi, et c’est compréhensible. Quand tu prends soin de toi, tu peux donner de l’énergie aux autres.

Quelle est la plus belle vue d'Alger ?

Wah cette question me fait sourire ! Attends. Il y en a plusieurs. Il y a une salle qui s'appelle le Grand Bleu au dernier étage de l'École des beaux-arts. C’est un atelier de peinture avec de grandes baies vitrées qui donnent sur la mer Méditerranée, d’où son nom. Il y a aussi la vue du 10e étage de l’Aérohabitat, un immeuble un peu à la Corbusier. Il y a un ascenseur qui emmène directement au 10e. Et enfin, il y a la vue de Salombier, c'est mon quartier, là où j'ai grandi. On dit « Salombi » nous. C'est à une autre vue sur la baie d’Alger.

Est-ce qu'il y a un livre que tu aimes offrir ?

Oui, Le prophète de Gibran. Il y a notamment une édition illustrée par Al Koraichi, mon artiste algérien préféré. Sinon, il y a aussi Chroniques martiennes de Ray Bradbury. C'est un recueil de nouvelles de science-fiction qui se passent toutes sur la planète Mars. Pour chaque nouvelle, l’auteur propose une version différente de la planète, c’est passionnant ! J’adore la science-fiction.

Moi j’ai une passion pour les memes. Est-ce que tu as un meme ou une vidéo drôle à m’envoyer ?

Toujours.

Les projets que tu as adoré réaliser ces dernières années ?

L’exposition Bonne Arrivée sur le design africain au Musée des Arts Décoratifs de Paris. L’exposition Zone franche à l’Institut des Cultures d’Islam à Paris aussi. L’ouvrage Archives des luttes des femmes en Algérie pour la Documenta Fifteen. L’exposition Habibi, les révolutions de l’amour à l'Institut du Monde Arabe aussi.