Asma Lamrabet - Islam et libertés fondamentales : Pour une éthique universelle
À l’occasion de la parution de son dernier livre “Islam et libertés fondamentales : Pour une éthique universelle” aux éditions En Toutes Lettres, nous avons posé quelques questions à Asma Lamrabet pour en savoir plus sur son combat contre le dogmatisme religieux et l’exclusion des femmes du débat autour des sujets de société qui les concernent souvent au premier chef. Essayiste musulmane marocaine, Asma Lamrabet prône une lecture réformiste et féministe de l’Islam, à travers une approche éthico-spirituelle en rupture avec la lecture patriarcale traditionaliste et profondément discriminatoire.
Ses prises de position en tant que directrice du Centre des Études Féminines en Islam au sein de la Rabita des Oulémas du Maroc lui ont valu beaucoup de polémiques de la part des ultra-conservateurs, notamment au sujet de l’inégalité dans l’héritage, ce qui l’a poussé à démissionner de son poste.
Aujourd’hui, elle revient pour nous sur sa position sur des sujets de société longtemps considérés comme indiscutables, mais également sur les mécanismes de défense qu’elle a développés pour se dresser contre ses détracteurs, et enfin sur ses espoirs quant aux avancements que l’on peut attendre du projet de réforme de la Moudawana en discussion aujourd’hui.
1- Comment est né ce projet de livre et comment a-t-il été reçu ?
Ce projet est né de l’idée qu’un grand nombre de lois au sein des codes juridiques marocains (Code de la famille, Code pénal…) sont d’abord obsolètes et discriminatoires notamment envers les femmes et que les grands débats de société au Maroc butent contre un mur : le double référentiel juridique du Maroc. À savoir celui du référentiel religieux et celui dit universel ou droit humaniste. Ce double référentiel, au lieu d’être source de complémentarité voire de concordance, est au contraire perçu comme antinomique, d’où les nombreuses contradictions et injustices sociales vécues dans la réalité de tous les jours des Marocains et Marocaines. Des thématiques telles que la liberté de croyance, l’égalité entre hommes et femmes, l’héritage, l’avortement, les enfants dits illégitimes… sont des sujets où s’imbriquent généralement l’interdit religieux versus les « libertés » des droits humains. Ces sujets divisent la société – qui reste majoritairement minée par un discours religieux assez conservateur. Et entre une majorité confuse et écartelée entre ses convictions religieuses légitimes et un besoin de plus de libertés fondamentales et une minorité dites libérale moderniste qui a beaucoup de mal à approcher voire inclure le référentiel religieux, puisqu’il reste – à ses yeux – impossible à réformer, le débat reste très difficile à modérer. C’est donc une vraie impasse idéologique qui freine les réformes juridiques dont certaines sont devenues sources de profondes injustices surtout pour les femmes, les enfants mais aussi les hommes, et donc pour toute la société. D’où l’idée de ce livre, afin de présenter une réflexion de fond sur ces deux référentiels et d’essayer de voir s’il y a vraiment une véritable opposition entre les deux et, s’il y en a, comment la dépasser et de là, de tenter de présenter une troisième approche à même d’édifier une éthique commune et véritablement universelle. Celle-ci essaie d’écouter toutes les voix sans exclusion, de dépassionner le débat et de déconstruire les préjugés de part et d’autre. Je pense que, du moins jusqu’à présent, le livre a été bien reçu, du fait justement de cette tentative d’harmoniser les deux référentiels et de penser ensemble une « éthique universelle ».
2- Vous incarnez la voix de la femme marocaine qui se saisit de sujets où la femme a longtemps été absente, comment cela est perçu par vos paires ?
Cela a été – et je pense l’est toujours – assez problématique pour deux catégories de personnes ; d’abord et surtout les Oulémas et institutions religieuses qui estiment que je n’ai aucune « légitimité » pour parler au nom du « religieux », puisque je ne suis pas théologienne, et que seuls les théologiens ont le « droit » de répondre à ce genre de problématiques. Et puis une minorité au niveau des féministes dites « séculaires » qui estime que mon discours est un tant soit peu « trop religieux », et que la religion ne saurait être source de législation « libératrice » envers les femmes ou du moins que cela est extrêmement difficile d’allier droits des femmes et religion.
3- Dans votre livre vous racontez des anecdotes sur la violence de la réception de vos idées, quelle réponse aimeriez-vous donner à vos détracteurs aujourd'hui ?
J’aimerais leur dire que cette politique de l’autruche qu’ils appliquent à chaque débat sociétal est à l’origine de cette impasse dans laquelle nous nous démenons… J’aimerais leur dire que la société évolue, que les citoyens et citoyennes de ce pays se posent énormément de questions sur des alternatives en phase avec leur réalité et leurs convictions religieuses, mais face auxquelles malheureusement la majorité de nos théologiens et institutions religieuses restent silencieux ou donnent des réponses archaïques, à savoir celles d’un Fiqh sclérosé et complètement déphasé par rapport à la réalité sociale. Tandis qu’une minorité de prédicateurs religieux font dans le discours de la haine, de la peur et de la menace, considérant toute tentative de réforme comme une atteinte à la sacralité de la religion, de la famille et des fondements de la société. J’aimerais qu’ils nous donnent des réponses réalistes, pertinentes et logiques aux demandes de réformes actuelles au lieu de se taire ou de donner des réponses enrobées religieusement dans la langue de bois… Par exemple, en quoi donner un statut social digne de ce nom à un enfant né d’une relation hors mariage serait illégitime (Haram) ? Quel est la faute de cet enfant que l’on condamne dès sa naissance à une vie de misère et de frustrations ? Pourquoi tant de peur à répondre, à réfléchir à faire un ijtihad comme l’on fait avant eux de très nombreux Oulémas lors de l’âge d’or de la civilisation islamique ? Par contre, il faudrait reconnaitre qu’il y a une minorité de jeunes théologiens et théologiennes qui ont un nouveau discours réformiste avec des réponses concrètes à de nombreuses problématiques d’aujourd’hui mais qui malheureusement restent inaudibles et marginalisés par leur hiérarchie orthodoxe.
4- Vous avez tenté à travers ce livre de concilier droit humain et droit islamique, quel(le) était votre parti-pris ou intuition de départ ?
J’ai toujours eu l’intuition qu’il ne pouvait y avoir de grandes contradictions entre ces deux sources juridiques. À condition que l’on change de paradigmes et d’approches quant au droit dit islamique. Le problème est que depuis des siècles la lecture du religieux a été celle d’une lecture juridique fermée, qui s’est focalisé sur quelques versets conjoncturels du Texte sacré et surtout sur l’interprétation littéraliste patriarcale et misogyne de certaines écoles juridiques, lors de leur période de décadence. Tout ceci aux dépend d’une lecture éthique du Coran qui constitue l’essentiel et le noyau structurel de ce texte sacré… On a marginalisé voire complètement évacué toutes ces valeurs et de très nombreux concepts coraniques extraordinaires et intemporels, d’humanisme (insaniya), de dignité humaine (karamah), de bienveillance (rahma), de l’extrême importance de la justice (‘adl), de l’équité, de la liberté (huryat al-‘aqida), de la facilité (yusr) et de l’égalité (tassawi) et de l’intégrité morale (taqwa)… Le résultat est que le droit dit islamique aujourd’hui a été codifié en une série de lois (ahkam) extrapolés du contexte éthique global du Coran, d’où la rigidité du fiqh actuel et de son « apparente » opposition avec les droits humains. Dans ce livre j’essaye de démontrer versets coraniques à l’appui justement ce « gap » entre le fiqh et les principes spirituels coraniques et d’une juridiction qui s’est édifiée en dehors du fondement éthique du texte sacré et même d’un certain fiqh traditionnel qui reste sur certains points plus modéré voire avant-gardiste par rapport à l’avis de certains de nos fuqahas contemporains. Ce qui déconstruit une grande partie de cet antagonisme entre islam et principes des droits humanistes.
5- La femme bourgeoise se soustrait aisément des contraintes qui lui sont imposées par la loi (relations hors mariage, avortement, héritage quelque fois aménagé). Pensez-vous que la femme bourgeoise puisse porter la voix de la femme marocaine ?
Ceci reste vrai pour certaines lois, qu’elles peuvent contourner grâce à leur situation matérielle ou grâce à leur rang social. Mais ce n’est pas toujours vrai, car par exemple pour la tutelle juridique paternelle des enfants après divorce ou la perte de la garde des enfants lors d’un remariage, ce sont des lois qui s’imposent aussi aux femmes de la classe aisée. Et l’on sait combien cela peut être un outil de chantage aux mains de certains ex-partenaires par vengeance et où ce sont les enfants qui sont les otages de ce genre de relations toxiques. Je pense que les femmes de toutes les classes sociales peuvent être discriminées mais cependant les femmes d’une certaine classe sociale vulnérable et ignorantes de leurs droits sont incapables de porter ou de revendiquer des droits, qu’elles ne connaissent tout simplement pas. D’autant plus que ces femmes qui vivent dans les limites du seuil de la pauvreté ont d’autres priorités notamment celles de faire survivre leurs enfants et leurs familles. Donc c’est tant mieux si certaines femmes de classe moyenne et aisée peuvent parler au nom de toutes les femmes ; ce qui est désolant c’est quand on reste indifférent au sort des autres, quand on est dans une situation de privilèges et d’aisance aussi bien morale que matérielle.
6- Pensez-vous réellement que le projet de réforme de la Moudawana soit à la hauteur des attentes de la société marocaine ? Quelles avancées peut-on espérer selon vous ?
Je ne pense pas qu’il va être à la hauteur de toutes les attentes de la société marocaine. Et c’est normal, nous avons laissé pendant longtemps un « vide intellectuel » au niveau d’une réforme de fond de la pensée religieuse, ce qui a été au profit d’une certaine mouvance de l’islam politique qui a su instrumentaliser la bonne foi et la vulnérabilité spirituelle de nos concitoyens-nes. Mais nous sommes bien obligés d’essayer d’arriver à un consensus qui puisse au moins se faire sur les questions prioritaires. Et je pense – ou du moins j’espère – que l’on pourra changer les lois concernant le mariage des mineures, celle de la tutelle juridique pour qu’elle devienne égalitaire, sur la question de l’héritage régler au moins la question du « Tâasib » qui est une aberration, et aussi la reconnaissance de la filiation paternelle des enfants nés hors mariage. Ce n’est pas acquis. Mais la haute volonté politique est là. La société civile fait de son mieux. J’espère que l’on pourra avoir les réformes à la hauteur de ce Maroc qui progresse et avance à tous les niveaux et donc il n’y pas de raison pour que sur le plan socio-juridique il n’avance pas aussi.
Asma Lamrabet est médecin, biologiste, essayiste et féministe musulmane marocaine.
Ancienne directrice du centre des études féminines en Islam au sein de la Rabita des Oulémas du Maroc, elle est une figure majeure de la pensée féministe en Islam.
Remettant en question des postultas ancrés dans les esprits religieux depuis si longtemps, elle pose un regard rigoureux et clairvoyant sur la situation des femmes musulmanes.
Liberté de religion, peine de mort, égalité entre les sexes, relations sexuelles hors mariage… Ces questions de société posent problème du fait que les textes de loi, malgré les réformes récentes, reprennent une interprétation rigoriste et patriarcale de la religion.
Plutôt que d’opposer le référentiel religieux à celui des droits humains, Asma Lamrabet invite à renouer avec une éthique et une spiritualité dont les fondements sont la recherche de la justice et le respect de la dignité humaine.