Lettres de Syrie : Les poèmes de notre impuissance
Parce que la puissance de ces poèmes n'a d'égal que la profondeur du néant que nous sommes, nous avons voulu publier cette série de poèmes reçus par Anne Sinclair en 2012, envoyés par une jeune syrienne et écrits en français, digne héritière d'une longue tradition de poètes syriens.
Pour que ses mots soient scandés encore et encore, et déchirent, le temps de leur lecture, le silence assourdissant de notre monde.
Damas
J'ai oublié les jours, j'ai oublié les heures Et les années perdues, et le temps du bonheur
J'ai oublié septembre, ses sonates d'automne Au devant de l'hiver, de ses pluies monotones...
Le rire tonitruant des chutes, des torrents Les vallons ombragés aux parfums odorants...
Damas ! O la plus belle des cités antiques ! Que ne suis-je jasmin ployant sous tes portiques
Qui dans le soir exhale son vaporeux parfum Agonise, se fane aux lueurs du matin....
Au flanc de ta montagne, un tapis de lumière Se déroule : magie d'un orient séculaire...
Tes vergers qui vont ceindre la furtive splendeur D'amandiers verdoyants, de cerisiers en fleurs...
Asséchés et taris les bras de ta rivière Exsangue, désolée du flux de ses artères...
Le ventre de tes souks fourmille d'opulence Broderies, soieries et grisantes fragrances...
Flanqué de minarets, de coupoles d'églises Ton chemin millénaire dans la honte s'enlise...
Damas ! O femme fière toute pétrie d'orgueil Chasse les fossoyeurs qui sculptent ton cercueil !
Qu'ont-ils fait de ton cœur, éclat de vif argent ? De l'âme bienheureuse et douce de tes gens ?
De tes nuits éternelles, sereines infiniment ? De ta lune d'opale brillant au firmament ?
Si mes mots acérés fusent comme fer de lance, S'évadent comme un fleuve brise son glacier, s'élance :
Mon cœur comme le tien, crucifié s'afflige D'exil en nostalgie, il est pris de vertige
Rêve de liberté tel un oiseau en cage Déploie ses blanches ailes et se heurte au grillage...
Et si tes paumes suintent de stigmates immondes : Tu es grain de beauté sur la face du monde !
Damas ! O la plus belle des mères ou des amantes ! Reflet luminescent de jaspe et d'amarante !
Demeure ! Demeure encore mon rêve inaccessible ! Ultime aspiration des quêtes impossibles !
Et si ma destinée fleurit sous d'autres cieux, J'ai oublié ma vie, tout au fond de tes yeux...
À ma terre meurtrie
À ma terre meurtrie de sang et de souffrances Berceau d’Humanité, berceau de mon enfance Pour que cesse l’horreur des combats et des armes Je dédie mes mots, ma révolte, mes larmes….
D’avoir ployé longtemps sous le poids du silence, D’avoir courbé le dos sous le joug des violences, D’avoir tremblé longtemps dans l’effroi, la terreur Nous avons tous grandi à l’ombre de la peur…
Pour avoir réprimé dans la honte notre orgueil, Ravalé l’amour-propre, de nos droits fait le deuil, Refoulé la colère quand nos gorges se nouent Nous avons enterré la dignité en nous….
Dignité retrouvée ! O rêve d’espérance ! C’est bien dans la douleur qu’a lieu ta renaissance ! N’est-il de liberté qu’au prix de barbaries ? Et n’est-il de justice acquise sans tyrannie ?
Par le rouge des flots qui coule dans nos veines, Et par la fulgurance des révoltes soudaines, Par la force du peuple qui relève le front Qui se relève enfin pour essuyer l’affront :
J’en appelle à l’amour qui fleurit dans nos cœurs J’en appelle aux rivières de sanglots et de pleurs J’en appelle à ces voix qui scandent levant la paume A celles qui psalmodient des versets ou des psaumes J’en appelle au printemps, à l’odeur du jasmin Pour que la LIBERTE éclaire ton chemin ….
SYRIE !
Je sais qu'un jour viendra
Je sais qu'un jour viendra où l'aube éblouissante Au ciel resplendira ! Malgré l'éternité que durât notre attente : Je sais qu'un jour viendra !
Et tous, main dans la main bâtirons la patrie Fleurira le jasmin ! Dans les rues de Damas, de toute la Syrie, Oui tous main dans la main !
Dans la liesse et la joie chanterons la victoire, D'une seule et même voix ! Et nous réécrirons les pages de l'Histoire, Dans la liesse et la joie !
Je sais qu'un jour viendra fait de larmes, de rires, La paix triomphera ! Et nous irons fleurir les tombes des martyrs, Je sais qu'un jour viendra !