Mustang, le premier film lumineux et bouleversant de Deniz Gamze Ergüven

Premier long métrage de la réalisatrice turque Deniz Gamze Ergüven, Mustang fait partie de ce genre de claques cinématographiques qu’on attend fébrilement toute l’année.

Capture d’écran 2015-12-01 à 01.40.34
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Dans le genre, en 2012, il y avait eu Et Maintenant on va où ? de Nadine Labaki, et depuis toute cette nouvelle vague de réalisatrices arabes - ou méditerranéennes - qui ont pu nous surprendre et nous émouvoir. On pense naturellement à Cherien Dabis (May in the Summer, Jordanie/Palestine), Hiam Abbas (Héritage, Palestine) ou encore Haifa Mansour (Wadjda, Arabie Saoudite). Ce genre de films qui, partant de réalités très locales, réussissent par leur universalité à trouver écho dans le monde entier ; ce genre de films qui nous bouleversent et nous apaisent à la fois; qui nous (re)donnent espoir.

Mustang c’est l’histoire de 5 soeurs orphelines élevées par leur oncle et leur grand-mère dans un petit village turc à 1000 km d’Istanbul. Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale ont entre 12 et 16 ans et sont chacune d’une beauté saisissante, virginale, et quasi mystérieuse, avec leurs longues crinières rebelles et cette liberté espiègle qu’on leur envierait presque; au début du moins. Parce que c’est justement cette liberté qui défie leurs ainés qui viendra sonner le glas de leurs plus belles années.

Tout le propos du film tient d’ailleurs dans les premières scènes, dans cette référence au péché originel lorsque les filles se justifient de leur jeux « inconvenants » avec leurs camarades de classe par un innocent mais sentencieux « on a juste volé des pommes ». C’est là que le couperet tombe, que tout bascule. La parenthèse enchantée se referme à mesure que la maisonnée se transformeen tour d’ivoire, véritable « usine à épouses » vêtues de robes « couleurs de merde ». Fini les garçons et les distractions, il est temps d’apprendre à coudre, cuisiner et "servir".

Impossible de ne pas penser aux jeunes filles en fleur de Sophia Coppola, mais ici, le mumblecore fataliste américain laisse place à la fougue et la révolte salutaires portées par Lale, la plus jeune et la plus insoumise de la sororité. Véritable petite furie, un peu garçonne et très cynique, elle veut grandir avant l’heure, avoir des seins et apprendre à conduire. Pour être libre. En narratrice presque omnisciente, elle voit tout, observe tout, et c’est elle finalement qui détient les clés, celles des armoires liberticides de la maison et surtout, celles de l’intrigue.

Capture d’écran 2015-12-01 à 01.43.44
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Comme souvent ces derniers temps, c’est dans les moments les plus heureux qu’on est le plus troublés, dans ces moments d’insouciance volés comme lorsqu'elles font le mur pour assister à un match de foot dont finalement seule Lale se fout. Ce bonheur à la fois anodin et absolu qui annonce le drame, inéluctable; ce coup de lucidité qui frappe et qui fait mal, comme une dernière respiration avant d'être engloutit par l'écume, la détresse de la séparation. 

Mais la plus grande tragédie, c’est certainement la complicité silencieuse et résignée des femmes qui essaient de protéger les jeunes filles de leurs terribles tuteurs tout en jouant les entremetteuses, convaincues malgré tout que leur salut est dans le mariage.

Et puis il y a Yasin le livreur, ce personnage secondaire et pourtant essentiel qui dans sa complicité avec Lale, montre la voie d’une alternative possible, au delà des oppositions de genres, d’individu à individu. Et enfin cette dernière scène, dans les bras de l’institutrice, qui fait écho à la scène d’ouverture, ponctuée par ce « ma chérie » qui nous libère et nous achève à la fois, suggérant simplement que l’amour et l’éducation sont la solution…

Capture d’écran 2015-12-01 à 02.44.27
Capture d’écran 2015-12-01 à 02.44.27

Avec justesse et simplicité, la réalisatrice arrive ici à saisir toute la complexité de l’adolescence, entre l’âge ingrat et le temps des premières fois. Elle va même au-delà en signant certainement le film de la génération Taksim. Symbole de l’opposition entre aspirations révolutionnaires et conservatisme rampant, Mustang se place également en rupture avec le cinéma turc par sa puissance narrative, son rythme et sa cohérence esthétique.

Fougueux, sensible, drôle et terriblement sensuel dans sa pudeur, Mustang nous livre une fable lumineuse et bouleversante où la féminité incarne à la fois le plus grand des affronts et le plus beau des défis.

Si vous ne l’avez pas encore vu, c’est une chance. Dernière diffusion aujourd’hui à 18h30 au Théâtre 121 de l’Institut Français de Casablanca.