Shakespeare à Casablanca : l’amour retrouvé

Un an et demi après la sortie de son deuxième roman, Sonia Terrab signe sa première expérience cinématographique avec le documentaire Shakespeare à Casablanca, portrait vivant et émouvant de la ville, qui questionne le rapport à l’amour des Casablancais à travers le regard d’une troupe de théâtre. S’il s’agit des mêmes thèmes que Sonia explorait déjà dans Shamablanca et La révolution n’a pas eu lieu, la jeunesse ici est plus inspirée que dorée et Casablanca est lumineuse, terreau fertile de talents porteurs d’espoir. La révolution aurait-elle finalement eu lieu, en douceur et dans la réconciliation ? C’est en tout cas notre sentiment. On en a discuté avec Sonia.

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Pour interroger l’amour au Maroc, la réalisatrice est partie de la question de la langue : comment dit-on je t’aime au Maroc ? Comment s’exprime l’amour en darija, cette langue de la rue, gutturale, bâtarde, et pourtant terriblement riche et vivante ? Dans ses recherches elle tombe sur le travail de Ghassan El Hakim, metteur en scène casaoui qui s’est amusé à traduire l’oeuvre de Brassens en darija et rêve d’enchainer avec « Songe d’une nuit d’été » de Shakespeare.

L’histoire commence donc ici, avant le film. Sonia rencontre la troupe et passe 6 mois avec eux avant de poser sa caméra. Il y a Amine, étudiant en communication, à la fois très éloquent et hyper touchant. Il participe au travail de traduction avec Ghassan, en même temps qu’il vit une peine d’amour. Alors il puise dans l’ancienne darija, le melhoun, cette poésie populaire, et la darija contemporaine pour trouver les mots qui disent l’amour-passion, avec toute son ardeur et ses douleurs. Il y a Asmaa, plus discrète mais d’une sagesse déroutante. Pour elle l’amour se construit et passe d'abord par l’introspection. Elle rêve de travailler dans le cinéma et son plus grand amour est Casa. Et puis il y a Fantôme, le rappeur qui dédie ses rimes à sa mère et pour qui le véritable amour est celui d’un foyer, d’une famille, que l’amour avec un grand A est plutôt réservé « aux étrangers » comme un bien précieux dont on ne serait pas dignes, un fruit trop exotique.

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Au total ils sont 24, et il y a même une troupe - de chikhates travestis - dans la troupe, sorte de mise en abime qui renforce le lien très fort qui existe déjà entre le film et la pièce. "Comme Shakespeare, on théâtralise les lieux" explique Ghassan. Et puis il y a la forme, le temps d’un été, et le fond : une pièce joyeuse et légère qui transmet des choses assez lourdes, profondes et fait passer des messages. Diffuser des images de couples qui affichent leur tendresse dans les rues de Casablanca, sur la chaîne - nationale - la plus regardée du Maroc, « c’est révolutionnaire ! » s’exclame Sonia lors de la première. Et pourtant, la puissance du film tient dans sa subtilité et sa finesse, qui forcent l’admiration. « Ça ne sert à rien de provoquer, il faut réussir à émouvoir les gens » ajoute Amine.

L’immersion de Sonia avec la troupe a servi également à ça : réussir à remettre entre leurs mains la question de l’amour, qu’ils se l’approprient, qu’ils interrogent la ville, les passants, que tout le monde s’implique pour voir avancer la pièce, et le documentaire. Et Ghassan lui aussi tient à ce que chaque membre de la compagnie comprenne le sens de la pièce et l'apprenne dans les moindre détails. Ca passe par des exercices, des confidences, des ateliers d'expression scénique perchés sur le toit de la cathédrale. S'en ressent

« une énergie de groupe incroyable, où l'équipe a quasiment fusionné avec la troupe, et chacun s’est retrouvé à ramener du matériel en plus et à s’investir personnellement dans le projet. »

Ce recul délibéré de la réalisatrice, son regard quasi-naturaliste, donne lieu à des moments magiques de vérité. Finalement, la troupe, la pièce, ne sont qu’un miraculeux prétexte pour prendre le pouls d’une société, livrer des fragments de vie, et démontrer surprenamment aisément qu’il y a une place pour l’amour, l’art et la passion à Casablanca, et surtout dans les quartiers les plus plus populairesoù les gens « ne snobent pas les questions » de Ghassan. « Il n’y a de salut que dans l’art » nous disait Sonia il y a quelques années, et aujourd’hui, son film en est une démonstration pleine de grâce. Sans fioritures, musiques de fonds ni voix off, elle réalise une oeuvre hyper cinématographique et prouve combien la parole libère.

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Si Sonia a vécu l’ensemble du tournage comme un véritable émerveillement, sa plus belle récompense reste certainement la réaction de la troupe en découvrant le film.

« Ils ont réalisé qu’ils n’étaient pas le sujet mais qu’ils faisaient partie de quelque chose de plus grand. Personne ne me connaissait, c’était ma première expérience. Ils n’ont compris ma démarche qu’après coup. Et puis c’était tellement instinctif que je ne me rappelle même plus des détails du tournage. Truffaut disait « un metteur en scène c’est quelqu’un à qui l’on pose sans arrêt des questions », moi la moitié du temps, je ne savais pas quoi répondre ! »

Ce sont cette humilité et cette formidable sincérité qui font justement le sel du film; mais aussi cet espoir que tout est possible, qu’une artiste qui déteste éhontément Casablanca puisse un jour réaliser un film « déclaration d’amour » à cette ville hostile qu’elle décrit avec cynisme dans ses romans.

« Avant quand je marchais dans la rue je baissais systématiquement la tête. Depuis que j’ai fait ce film j’ai appris à lever les yeux. Finalement tout est là à Casa; là où tu poses ta caméra tu as un plan magnifique. Il faut chercher la beauté en toute chose, surtout en ces temps… Moi en tous cas je n’ai pas fini de filmer Casa, et la jeunesse. »

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Diffusé en prime time sur 2M ce Dimanche 1er Janvier, « Shakespeare à Casablanca » ouvre une série documentaires en 10 volets, co-produite par Ali'N Productions, où dans chaque épisode un réalisateur marocain différent est amené à question l’amour au Maroc. Le film sera rediffusé Mercredi 4 Janvier sur la chaîne à 00h30 et projeté dans le cadre de la programmation Casa/Docks Lundi 9 Janvier à 19h30 au Cinéma ABC.