Un échange avec Zakya Daoud…
Nous sortions de la lecture du livre de Zakya Daoud "Lamalif - partis pris culturels" bouleversés, tant cette lecture nous a enthousiasmés et révoltés à la fois. Le dynamisme intellectuel qui y est décrit nous semblait tellement lointain, impossible, voire utopique…
Nous nous sommes empressés alors de trouver le contact de Mme Daoud auprès de son éditeur Artdif, comme consolation. Nous avons démarré ce petit magazine en ligne en 2012 pour combler humblement un vide culturel qui nous était insupportable, mais sommes très loin de l'ambition de Lamalif et ses contributeurs prestigieux. Quelle régression de constater la nature des sujets abordés alors et les libertés arrachées pour parler des choses qui comptent… Nous ne nous étalerons pas plus sur le sujet mais il est important que nos lecteurs sachent dans quel état d'esprit nous nous trouvions.
Nous avons décidé d’envoyer quelques questions à Mme Daoud et qui étaient pour nous bien plus qu'une revue de livre, mais une thérapie autour de l'engagement culturel et politique, des désillusions du militantisme, et des espérances qui restent…
Voici sa réponse que nous partageons avec vous telle quelle.
De Jacqueline Loghlam 10 Mars 2023 - 12h46
À Lioumness
Objet : Lioumness Magazine // Retour sur Les partis pris culturels de Lamalif
Merci de votre mail. L'écriture de ce livre est pour mois désormais ancienne, sortie en 2020, écriture bien avant. L'idée est celle de Brahim Alaoui, spécialiste des questions culturelles qui a fondé Artdif avec son frère, malheureusement aujourd'hui décédé. Il m'a fait ressortir, à juste titre, que les années Lamalif qui datent de 2007 et sont en voie de réédition chez la Croisée des Chemins, n'étaient pas assez explicites sur la partie culturelle, je me suis donc replongée, sans grand enthousiasme dans cette partie pour consulter à nouveau la collection des 200 numéros de Lamalif, ce qui ne manque pas, à chaque fois, de me bouleverser.
Je l'ai scrupuleusement relue, me rendant compte que les questions soulevées étaient toujours d'actualité, ce que certains lecteurs m'ont également souligné. Il est vrai aussi que Artdif a fait de ce livre un petit bijou éditorial comme l'ont reconnu certains éditeurs marocains.
Il est exact que me replonger dans Lamalif est toujours bouleversant comme le sont les témoignages des anciens lecteurs. Un d'entre eux m'a dit en décembre lors d'une magnifique cérémonie d'hommage que m'a faite le salon littéraire de Leila Binebine à Marrakech, que Lamalif avait été pour lui et ses camarades la différence entre vivre et exister. C'est un très beau témoignage. Mais il est le fait désormais de gens chenus, vieillis sous le harnais, qui ont pour l'essentiel souffert sous les années de plomb et regrettent le dynamisme de leur jeunesse militante. Quant à moi je refuse de me laisser porter vers la nostalgie. Pensant à Lamalif je n'ai que le sentiment du devoir accompli.
Pour répondre à votre question je ne connais ni ne suis pas assez la scène culturelle marocaine pour avoir un sentiment à cet égard. Le phénomène de déculturation dont vous vous plaignez est mondial. Il est lié à la civilisation numérique qui nous envahi et nous dissous dans l'ère des machines ou des robots, chers à Azimov qui, lui, l'avait prévue il y a au moins 60 ans.
Donc j'essaie d'être réaliste et de m'adapter à la situation actuelle et au monde actuel ce qui n'est pas facile.
Que vous dire de plus ? J'ai trouvé ma satisfaction en écrivant des livres dont l'accueil me console des avanies passées. Je m'efforce à la sérénité. Mon temps est passé et je crois tout à fait présomptueux de donner des conseils à qui que ce soit.
Bonne chance dans vos entreprises.
Z. Daoud
Pendant 22 années de 1966 à 1988, la revue Lamalif a accompagné, suivi, soutenu, participé à l'activité culturelle du Maroc. C'était une époque particulièrement intéressante dans la mesure où la fermeture politique et le virage économique qui devaient l'un et l'autre se confirmer étaient accompagnés, curieusement, par une intense activité culturelle, une floraison de la peinture, un maintien et un essor du théâtre, les débuts balbutiants du cinéma et encore et toujours des débats passionnés sur la littérature, la langue, l'expression, l'écriture... C'est qu'une culture était en train de naître sur les décombres d'un passé soit rejeté soit encensé et d'une dépendance culturelle née de la colonisation, combattue mais prégnante. L'accouchement qui en résultait était fait de débats passionnés, d'inquiétudes et d'espoirs, d'interrogations, de confrontations qu'aujourd'hui il est passionnant de redécouvrir. L'ouverture qui avait donné naissance aux évolutions et interrogations, on la retrouve dans ces pages, dans ces débats fougueux et passionnés, dans cette richesse de la créativité artistique que l'on a peine à imaginer, mais qui ont existé et dont cet ouvrage rend témoignage. "Il faut vivre et témoigner, même si l'histoire nous paraît brusquement méconnaissable, même si une compulsion de répétition semble diaboliquement à l'oeuvre, même si le découragement guette à chaque détour, ... il faut être à l'écoute de son temps.”
À propos de Zakya Daoud
Zakya Daoud, de son vrai nom Jacqueline Loghlam, est une journaliste, une historienne et une écrivaine française ayant obtenu la nationalité marocaine en 1959.
En tant que journaliste, elle a aussi observé, pendant une trentaine d’années, la vie politique du Royaume, avec un esprit critique sans complaisance. En 1966, elle fonde "Lamalif" un magazine mensuel de réflexion tiré à 12.000 exemplaires, et dont elle sera la rédactrice en chef jusqu’à son interdiction en 1988. Un parcours qu'elle retrace dans son ouvrage Les années Lamalif paru en 2007.
Elle poursuit ses collaborations dans un certain nombre de revues à l’impact international : Arabies; Le Monde Diplomatique ou encore Panoramiques. Elle a travaillé également pour la Documentation française.
Elle publie plusieurs ouvrages sur les thèmes qui lui sont chers, notamment l’immigration et la citoyenneté, comme Gibraltar, improbable frontière en 2002; Travailleurs marocains en France, mémoire restituée en 2003, De l’immigration à la citoyenneté en 2003 toujours, et Marocains de l’autre rive en 2004. Elle s’intéresse à la cause des femmes dans les trois pays du Maghreb dans Féminisme et politique au Maghreb publié en 1994
Elle est aussi historienne. Elle aborde avec Maâti Monjib le parcours politique de Ben Barka, son enfance et son destin tragique. Avec Benjamin Stora, elle publie, toujours en 1995 Ferhart Abbas, une utopie algérienne. Puis en 1999, elle se penche sur l’histoire méconnue de l’émir Abdelkrim el-Khattabi, le premier indépendantiste marocain, à l’origine de la révolte du Rif et de la bataille d'Anoual dans les années 1920, jusqu'à créer une éphémère république. L'ouvrage est intitulé Abdelkrim. Une épopée d’or et de sang. Elle s'essaye également au roman historique avec Zaynab, reine de Marrakech, publié en 2004.