Alaa Eddine Aljem
La relève du documentaire au Maroc
Nom : Alaa Eddine Aljem
Age : 27 ans
Occupation : Réalisateur et producteur
Localisation : Marrakech, Maroc
Après des études de cinéma à l’ESAV de Marrakech, Alaa Edine Aljem poursuit sa formation en réalisation, production et scénario à l’INSAS de Bruxelles. Réalisateur reconnu, auteur notamment du saisissant court-métrage "Les poissons du Désert", Alaa est aussi l’un des plus jeunes producteurs marocains. Son discours exigeant et passionné autour du documentaire au Maroc nous avait déjà séduit au DocTalk de Casablanca. Nous le retrouvons aujourd’hui au restaurant de l’association Amal à Marrakech, dédiée à l’empowerment et à la réinsertion de femmes en difficulté. Rencontre.
Pourquoi as-tu voulu retourner au Maroc après tes études ?
Après mes études en Belgique, j’ai voulu rentrer au Maroc parce qu’il me semblait qu’en Belgique comme en France, le marché était déjà bien établi, au Maroc il y avait encore tout un champ des possibles. Et puis mon imaginaire est intimement lié à mon enfance, toutes les histoires que j’avais envie d’écrire étaient au Maroc. Je voulais ouvrir une société de production, pour produire ce que personne n’a envie de produire ici, c’est-à-dire le documentaire de création et le court-métrage de fiction, et accompagner les projets que personne n’a envie d’accompagner, c’est-à-dire les premiers et deuxièmes films de jeunes auteurs (rires). C’est comme ça qu’est né Le Moindre Geste en 2012. Les choses ont réellement démarré au bout d’un an et demi, peu à peu on s’est structuré, on s’est fait un réseau solide et on a pris de l’envergure. Maintenant on travaille de plus en plus sur des long-métrages de fiction, d’ambition internationale, et ça prend beaucoup plus de temps, parfois jusqu’à 5 ans pour film, et plus d’énergie. Mais j’ai toujours envie d’accompagner les projets un peu plus fragiles, donc je suis aussi associé à Images du Sud, qui se concentre presque exclusivement sur le documentaire et les premiers films.
Tes films se déroulent souvent dans des paysages désertiques. Pourquoi cette attirance pour le Sud marocain ?
Je n’ai jamais aimé les grandes villes, j’aime les grands espaces, j’aime les paysages désertiques, très ouverts, jaunes et arides. J’aime beaucoup cette couleur ocre en fait, et j’aime beaucoup le soleil aussi. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai quitté Bruxelles. Je n’ai jamais aimé travaillé avec de la lumière artificielle, j’aime vraiment travailler avec de la lumière naturelle, je minimalise l’intervention de la lumière dans mes films avec beaucoup d’extérieur, de soleil, de grands ciels bleus.
A tes yeux, quels sont les enjeux autour du documentaire en général et au Maroc ?
Le documentaire en général se porte bien, il y a un intérêt dans le monde entier pour ce genre. Même un festival comme Cannes qui n’a pas de section pour le documentaire a créé un prix spécial pour le documentaire l’année dernière, c’est une preuve de reconnaissance au niveau international. Beaucoup des films marocains qui m’ont marqués dans mes études de cinéma étaient des documentaires, à l’instar des films de Bouanani ou encore de ElMaânouni… 2M diffuse en prime time, et ça marche très bien en terme d’audimat : 3 millions de spectateurs un dimanche soir, c’est remarquable ! Les choses bougent, à mon époque on sortait de l’école de cinéma avec un projet de court-métrage de fiction, maintenant ils sont de plus en plus nombreux à sortir avec un projet de documentaire. Ils comprennent qu’un projet de documentaire peut avoir plus d’ampleur, c’est déjà un long-métrage, c’est un budget plus restreint, c’est une petite équipe, c’est plus maitrisable. Et il peut vraiment être distribué et vendu à l’international si c’est un bon film.
Je ne suis pas inquiet pour l’avenir du documentaire au Maroc, d’ailleurs à la boîte on reçoit beaucoup plus de projets de documentaire que de fiction. Il y a de plus en plus de formations, d’écoles, d’institutions, d’associations, mais aussi de financements. Le Centre Cinématographique a alloué un budget spécifique pour les documentaires qui traitent de la culture Sahraouie et Hassanie. Les choses ne peuvent que s’améliorer ! Et le public marocain est réceptif à cette dynamique.
Quelle est la frontière entre le documentaire et la fiction ?
La limite est très, très fine, c’est juste qu’on ne part pas de la même matière. Pour le documentaire on travaille avec le réel, pour la fiction on travaille avec l’imaginaire. Mais dans les deux cas il y a de la direction, de la mise en scène, une intrusion du réalisateur. Je pense qu’à partir du moment où tu poses ta camera tu interfères, tu influences le réel. Il y a toujours une intervention. On raconte toujours ce qu’on a envie de raconter. C’est ce que je dis aux jeunes réalisateurs qui viennent me voir : « Ne me dis pas ce qu’il se passe là-bas, dis-moi ce que toi tu as envie de raconter ! ». Pour moi la priorité dans un documentaire, c’est le regard du réalisateur. Je peux être touché par quelqu’un qui filme sa chambre ! J’aime partager des sensations et des sensibilités, des histoires et des émotions.
Un film parmi ta filmographie qui te tient particulièrement à cœur ?
Il s’agit de Poissons du désert. D’abord parce que c’est le dernier, donc il est encore vivant en moi. Il est toujours en circulation donc je suis attaché à ses nouvelles, à sa carrière, à sa vie… Jusqu’à ce que je me plonge dans le prochain ! Il me tient aussi à cœur parce que c’est un film que j’ai porté en moi très longtemps, plus de temps qu’il n’en faut en fait (rires). 4 à 5 ans, et pour un court-métrage c’est très long. Mon film parle de l’incompréhension du père face à la passion de son enfant (ndlr : pêcher dans le désert), ce qui est symbolique pour moi car mon père m’a toujours dit « Il faut être fou pour vouloir faire du cinéma alors que toutes les salles ferment ! » (rires). C’est vraiment une histoire de père et fils dans tous les sens : en 2015, l’année de sa sortie, je suis devenu papa ! C’est drôle parce qu’au début je m’identifiais complètement au fils, et en devenant papa je m’identifiais au père… J’ai dû réécrire complètement mon film ! D’ailleurs Poissons du désert est dédié à mon fils. Il a été présenté au Festival National du Film de Tanger, et il y a été récompensé par le Grand Prix du court-métrage, le Prix de la Critique et le Prix du Scénario !
Le Maroc est une exception dans le Maghreb pour le documentaire ?
De plus en plus de documentaires de très bonne qualité viennent d’Algérie et de Tunisie, tant en qualité qu’en quantité. D’ailleurs le documentaire Dans ma tête en rond point de Hassen Ferhani est en train de faire un carton ! J’ai hâte de le voir au FIDADOC. Je pense que le Maroc est mieux structuré pour le documentaire, mais en Algérie et en Tunisie, l’instabilité politique et sociale est un vivier de sujets, il y a beaucoup de films à faire, c’est très inspirant. Il y a une nouvelle génération de réalisateurs très prometteuse, je suis souvent impressionné par leurs parcours. Au Maroc, on manque encore de mise en synergie des acteurs. C’est en ce sens qu’on a également créé l’association DOCMA, afin de créer une solide base de données, de faire du lien entre les acteurs, les événements et les financements, de mettre en place des ateliers, de coopérer avec les écoles et les lycées…
Est-ce que les gens acceptent facilement d’être filmés pour un documentaire ? La caméra n’a-t-elle pas un aspect un peu intrusif ?
C’est très intrusif. Les gens ont peur d’être filmés, même sans une réelle connaissance de l’outil, ils savent très bien qu’avec les images aujourd’hui on peut tout faire. Ils ont peur de la façon dont le réalisateur va filmer les choses, va présenter les images. Le temps de préparation d’un documentaire comporte une grande partie de familiarisation des gens avec la caméra, de sensibilisation autour du sujet.
Donc le film commence même avant le tournage ?
Bien sûr. Le temps de préparation peut être extrêmement longs. Par exemple, Hicham Elladdaqi, le réalisateur de La route du pain, a fréquenté les travailleurs journaliers de Marrakech pendant plus d’un an avant de commencer son film. Il les a d’abord photographiés pour les familiariser avec le rapport à l’image, puis il les a filmés sur de petites séquences pour le trailer… Il faut leur prouver que tout est en règle, exposer clairement la démarche du projet et sa diffusion.Il y a toute une dimension humaine, chaque film est un voyage dans l’univers de quelqu’un d’autre, dans chaque film je découvre un aspect de la vie et de société, de façon beaucoup plus assumée dans le documentaire que dans la fiction. Tu ne sais pas forcément quelle direction ça va prendre, et tu dois développer une certaine finesse pour entrer dans l’univers de quelqu’un. C’est ce rapport humain que j’aime particulièrement dans le documentaire. Et il se prolonge d’ailleurs après le film, des liens se créent. En ce sens, une des tâches majeures du producteur, c’est que tout le monde soit satisfait : artistiquement et légalement d’une part, mais aussi humainement.