Nuits Sonores Tanger : entretien avec Vincent Carry
"C’est une ville qui fascine dans le monde entier."
Nous évoquions il y a un an la première édition des Nuits Sonores Tanger et les espoirs qu'on fondait déjà dans cet événement a priori prometteur. Nous revenons cette fois-ci avec des impressions sur le festival vécu de l'intérieur, une expérience in vivo qui a suffi ànous rendre compte de toute la puissance derrière la vision de ce festival, à la fois inclusif et cohérent, ancré localement et ouvert sur le monde.
Une vision notamment portée par Vincent Carry, directeur des Nuits Sonores et lauréat du prix de l'entrepreneur culturel et créatif 2014, qui nous a accordé une interview sur les premiers rythmes de Zeid Hamdan et Maryam Saleh au Musée de la Kasbah à Tanger.
Chez Lioumness, on s’intéresse particulièrement au phénomène de gentrification avec la prolifération d’événements exclusifs dans les médinas des grandes villes marocaines. Quelle est votre démarche avec les Nuits Sonores Tanger pour réussir à être aussi inclusifs ?
Nous travaillons étroitement avec l’association Chifae. Ce sont des gens très courageux mais un peu isolés qui oeuvrent pour d’intégration sociale par l’éducation et le culturel dans la banlieue de Beni Maaqada. Ils nous ont permis de rencontrer un groupe de 30 jeunes, 15 garçons et 15 filles, dont on a organisé la venue. Autrement, pour des raisons de logistique, d’autorisation parentale, ou encore d’argent, ils n’auraient jamais pu participer aux Nuits Sonores. Les filles ont notamment assisté à la conférence « Les Bad Girls du monde arabe » sur l’affirmation de l’identité d’artistes femmes de la région. Le soir ça reste plus compliqué, surtout en ayant choisi un lieu aussi connoté que le Morocco Palace. A terme, l’idée est de créer notre propre lieu de nuit dans un espace du patrimoine comme en journée. Mais cela demande beaucoup de moyens que pour le moment on n’a pas.
D’ailleurs il y avait une énergie folle hier pour le set de Mehmet Aslan, on n’avait jamais rien entendu de tel au Maroc !
Mehmet Aslan est suisse d’origine turque habitant à Berlin. Il a tout en lui. Toute ces références, cette richesse et cette culture. Il commence à tourner en Europe et a être super bien accueilli au Sucre à Lyon. La scène électronique indépendante a saisi qu’il se passait quelque chose du côté de la musique arabe et c’est de toutes façons une tendance de fond : la musique occidentale tourne en rond et elle s’emmerde depuis 10 ans, il n’y a pas vraiment de renouveau, ce qui est normal. Il y a un véritable besoin de rencontres, de recherches. Jean-François Bizot, fondateur de Nova avait d’ailleurs inventé un terme que moi j’aime beaucoup et que je préfère de loin à « world music », c’est « sono mondiale ». Avec des artistes comme Damon Albarn (chanteur, pianiste, compositeur de Blur et Gorillaz entre autre) qui ont travaillé au Mali par exemple, on est en plein comeback de cette tendance qui génère un regain d’intérêt pour le Maghreb, et l’Afrique en général. Et ça tombe bien pour le projet Nuits Sonores Tanger qui est justement en pleine phase d’expérimentation et de brassage ; artistiquement il y a énormément de possibilités.
Quelles sont les évolutions depuis l’année dernière et comment envisagez-vous la suite ?
On est dans une évolution très mesurée et modérée. On pourrait venir, faire un feu d’artifice et s’en aller. Mais on accuserait un rejet certain des locaux parce que ça serait n’importe quoi. On est plutôt dans la logique inverse avec une volonté de s’inscrire dans la durée et donc d’être à un rythme de développement très progressif en essayant d’intégrer le plus de gens possible, à la fois dans le bénévolat, les structures culturelles, mais aussi de construire un lien de confiance avec les autorités, le territoire, les habitants, et les familles. On n’est absolument pas pressés d’autant qu’il n’y a pour nous aucun enjeu financier si ce n’est de perdre le moins d’argent possible. Nous avons fait le choix d’être intégralement gratuit, nous n’avons donc pas de recettes de billetterie, ni de consommations étant donné que la gestion des lieux de nuits ne nous incombe pas. On ne demande pas non plus de subventions locales puisqu’on considère qu’il y a déjà peu de moyens pour les acteurs culturels locaux.
Donc comment financez-vous ce projet ?
C’est très simple. Les Nuits Sonores Lyon sont mécènes à hauteur de 50%. Depuis 2 ou 3 ans le festival est bénéficiaire et commence à bien marcher, même si on reste à plus de 80% d’autofinancement. On s’en sort malgré tout bien, ce qui nous permet de dégager un peu de ressources à investir dans le projet de Tanger. Les 50% restants sont assumés par 5 partenaires qui sont L’institut français de Paris, Renault, la Fondation Majorelle-Yves-Saint-Laurent-Pierre-Berger, Agnès B, et la région Rhône Alpes. Il n’y a donc pas de velléités à se faire de l’argent ni d’ambition stratégique. C’est une initiative qui nous tient à cœur. La seule intention est de faire un beau projet culturel qui fasse plaisir aux jeunes tangérois, aux artistes, aux pros qui viennent d’ici d’ailleurs, du Maroc, du monde entier, et à l’équipe. Les Nuits Sonores Tanger sont très importantes pour notre équipe. C’est quelque chose qui les a énormément bousculés à la fois professionnellement et humainement. Ce qui a du sens puisqu’on travaille dans l’industrie de la culture.
C’est une belle vision, on n’en attendait pas moins ! Après pour être honnête, lorsqu’on en a entendu parler des NS Tanger sur les réseaux sociaux il y a 1 an et demi, on s’est tout de suite emballé, en imaginant des grosses têtes d’affiches à la Disclosure et The XX, d’autant plus qu’on n’a pour l’instant pas l’occasion d’assister à ce genre de concerts ici. Quelles sont les orientations en termes de programmation ?
Ca viendra mais sur des formats différents. On réfléchit par exemple à ce qu’on peut faire avec Laurent Garnier, qu’on manage, et qui a très envie de venir à NS tanger. Mais il faut trouver le bon format. On ne peut pas d’un côté être gratuit, travailler sur des petits lieux pour le moment parce qu’on on n’a pas de gros budgets et d’un autre côté faire des méga têtes d’affiches qui vont générer plus de frustrations qu’autre chose puisqu’on ne pourra pas accueillir tout le monde. Même pour des questions de sécurité il faut qu’on soit extrêmement prudents et constructif dans notre évolution. Mais ceci-dit on a quand même de très bons artistes. C’est aussi le positionnement de Nuits Sonores, ce n’est pas un festival de têtes d’affiches, Disclosure, la première fois qu’ils ont joué à Lyon peu de gens les connaissait. Après c’est vrai que la marque Nuits Sonores est perçue comme le gros festival de musique électro, ce qui n’est pas totalement faux puisqu’on accueille plus de 50 000 personnes, dans des dizaines de lieux. Mais on n’est pas à la même échelle et ce n’est pas forcément le but. Il n’y a pas les mêmes dynamiques ni les mêmes enjeux à Lyon et à Tanger. Cela dit, on imagine bien NS Tanger 2 ou 3 fois plus grand que ce que c’est aujourd’hui d’ici 5 ans, avec notamment des lieux plus ambitieux. J’aimerais beaucoup qu’on puisse travailler sur le patrimoine. Un événement culturel comme le notre peut servir de révélateur pour les autorités, les architectes, les urbanistes pour voir comment on peut intégrer ces lieux et vivre avec. A Lyon ça a parfois servi de déclic. Je rêve par exemple d’organiser un concert au théâtre Cervantès, construit en 1913, c’est une ruine, mais il est magnifique. Il semblerait justement que les espagnols accepteraient enfin de le rétrocéder au Maroc pour qu’il puisse enfin être restauré… A suivre
Mais maintenant qu’on est là et qu’on a vécu l’expérience, on se rend compte que le format est finalement super adapté. Comment êtes-vous accueillis ici ?
Oui, on est d’autant plus prudents qu’on ne veut pas être taxé d’événement colonisateur, franco-français, élitiste. Parce qu’il y en a déjà tellement. Mais on pense que déjà pas mal de personnes ont compris le message et notre intention. Le passé international de la ville y contribue aussi peut-être. Les gens ont plus l’habitude de travailler ensemble, quelque soit leur communauté, leurs origines. Mais Tanger revient de loin, et le renouveau que la ville connaît est une véritable opportunité. C’est une ville qui fascine des gens dans le monde entier. Je l’ai vu à Paris, l’expo Tanger Tanger de la Gaîté Lyrique a accueilli 8000 personnes sur les 4 jours, sans qu’aucun artiste ne soit connu à Paris et ça a été un carton !