[DOSSIER] Vers Un Féminisme Humaniste dans le Monde Arabe
La crise du féminisme n’est pas le lot des seules sociétés arabo-musulmanes. Le monde dans lequel nous vivons peine à penser conjointement fragilité et force, égalité et différence, singularité et complémentarité. Tout semble être question de rapports de pouvoir, d’opprimé à oppresseur, et nous payons aujourd’hui encore le prix du manque sévère de nuance, du défaut de sens de l’autre, et de la crise profonde de l’humanisme contemporain.
A rebours des discours féministes classiques qui s’élèvent, le féminisme dont nous parlerons ici soulève moins les questions d’avortement, de contraception et de liberté religieuse, que celles de la place des femmes dans la participation au changement et à la construction du monde arabe de demain.
Féminisme radical ou comment faire de la femme un « homme » en puissance
Dans le monde arabe, la femme est soit considérée comme la victime consentante et forcément innocente d’un patriarcat belliqueux ; soit présentée comme la femme « moderne », occidentalisée et castratrice, en rupture avec son identité, qui en tant que figure quasi héroïque, doit se placer constamment dans la démonstration de force.
Le « vieux féminisme » qui s’est battu pour que les femmes aient les droits dont elles jouissent aujourd’hui n’est pas à condamner complètement. Son engagement et sa persévérance ont permis de sauter un certain nombre de digues nécessaires à l’émancipation des femmes et à leur accession même à l’éducation, conditions fondamentales pour se prendre soi-même pour objet de connaissance et penser sa place et son rôle dans sa communauté et a fortiori dans le monde.
Cependant, ce féminisme a été souvent aliéné par sa propre mission, s’égarant dans les périphéries dangereuses des combats aveugles pour les libertés absolues, devenant parfois des négations mêmes des libertés des autres.
Ce féminisme, en se méprenant sur ses vrais objectifs et ses réels ennemis, a adopté les positions contre lesquels il s’insurgeait autrefois et a eu de ce fait des répercussions désastreuses sur les femmes qu’il était censé aider. D’une posture défensive de victime est née une misandrie et une offensive contre productive à l’endroit des hommes.
Si l’on vient à se demander si les grands concepts modernes, politiques et socio-économiques, ont pu servir de cadres régulateurs aux rapports homme/femme et de garants de l’égalité des sexes, on remarque que le capitalisme et la démocratie aient même eu l’effet contraire; les femmes qui étaient autrefois tributaires de leurs corps, maîtrisent aujourd‘hui la procréation mais se retrouvent paradoxalement aux prises avec un nouveau dictat, celui de la mère parfaite qui doit concilier vies personnelle et professionnelle.
Les femmes ont certes acquis de nouvelles libertés mais ne se sont pas totalement libérées des autres liens qui les asservissaient: les contraintes en tant que parents et intendantes de foyer principales.
En n’incluant pas les hommes dans les processus de réflexion sur la place de chacun dans la genèse d’une société égalitaire, les femmes se sont dispensées de l’allié essentiel dans leur combat. Un équilibre tout aussi bancal en est le corollaire direct. Libertés et devoirs entre hommes et femmes doivent fonctionner comme des vases communicants : si les femmes obtiennent plus de libertés, les hommes, eux, doivent les soulager d’un certain nombre de devoirs.
Le féminisme est aussi et surtout affaire d’hommes
La femme ne se construit pas dans l’isolation mais dans sa relation aux autres, hommes et femmes, et dans son rapport au monde et sa participation à son façonnement. Etre libre de manière absolue ne peut pas être une revendication féministe. Les femmes ne peuvent pas être isolées et faire valoir des droits absolus, sans considération pour les hommes.
Si les femmes pâtissent aujourd’hui encore de l’hégémonie masculine, les hommes eux aussi souffrent d’un système patriarcal asphyxiant qui les pousse à refouler leurs affects et les enferme dans le rôle de l’homme fort, protecteur, et chef de famille contraint seul à pourvoir aux besoins de sa famille.
Il est clair que les hommes doivent être davantage questionnés sur leur rapport aux femmes et sur leur responsabilité quant au recul de celles-ci de l’espace public. Un réel travail pédagogique est à mener dans ce sens afin de les confronter à leurs positions et leurs comportements.
Yacout Kabbaj à travers son court métrage Syada (Chasse), nous plonge dans la violence des rues marocaines en rapportant les interpellations verbales et le harcèlement recueillis auprès de femmes d’âge et de condition différents pendant deux ans. Syada agit comme un véritable miroir médusant pour les hommes, qui selon la réalisatrice réagissent parfois de manière très virulente à son visionnage, sans doute saisis par l’image négative qu’il leur renvoie d’eux-mêmes.
Femmes et hommes ne sont pas des ennemis mais des partenaires dans le combat vers une société égalitaire. Zahra Sebti dans son court métrage symbolique et contemplatif Nissae, invite justement les femmes à explorer leur féminité et à entamer un travail introspectif afin de sortir du féminisme revendicatif et d’aller à la rencontre de l’autre, de l’homme, pour mieux se connaître et mieux se comprendre. Pour mieux s’Aimer.
La pop culture pour bousculer les mentalités
Les grands médias arabes oscillent eux aussi entre l’image de la femme soumise, de préférence rurale et mère au foyer, et la femme moderne intellectuellement passive et aux préoccupations futiles : les lamentations des femmes seules, les relations amoureuses, l'image du corps… Le féminisme est amputé de son programme social et politique, et on ne prête aux femmes représentées dans les médias aucune ambition de vouloir participer au façonnement de leur communauté et à la construction du monde.
Zahra, court métrage de Houda Lakhdar, dresse justement le portrait d’une femme au foyer tourmentée qui ne semble pas avoir de problème majeur mais qui porte en elle un mal être indéfini, sans raison apparente. Cette représentation de l'intériorité féminine, vécue dans toute sa solitude et sa détresse, menace l'équilibre patriarcal satisfait de son hégémonie et ses acquis, et dérange. Zahra met donc en avant une image de la femme au foyer tout en relief et en profondeur, loin des représentations objectivantes de femmes passives.
La pop culture ou culture populaire, ce sont toutes ces références partagées par une société, oeuvres et productions accessibles et connues par le plus grand nombre, qui crée des bases communes. La pop culture comprend les produits TV, les films, les jeux vidéos, la musique, la nourriture et de plus en plus la culture internet.
Le monde arabe a besoin de ses propres références et de ses propres modèles afin de faire évoluer ses mentalités de l’intérieur, tout en restant cohérent avec ses réalités et ses objectifs. Burqa Avenger, série télé d’animation pakistanaise, est un exemple de produit télévisuel qui peut marquer des générations et contribuer à des réformes culturelles et sociétales profondes. En mettant en avant une femme, maîtresse d’école qui défend le droit de ses petites élèves à l’éducation, tout en s’inscrivant dans le contexte local et en gardant les codes d’une histoire de super héros classique, Burqa Avenger peut aisément devenir une icône de la pop culture pakistanaise, voire même du monde arabe si toutefois elle est exportée. C'est dans ce sens que nous avons posé 3 questions à Salim Cheikh, directeur général de la chaîne publique marocaine 2M, pour partager sa vision de la représentation de la femme dans les médias marocains et dresser pour nous un premier bilan de la charte pour l'égalité adoptée par la chaîne en mars dernier.
Le monde arabe à besoin de ses propres icônes, des ses propres références afin de projeter ses aspirations sur l’axe des ses réalités. Le SuperTalk de la cinéaste française Jacqueline Caux sur les Bad Girls du Monde Arabe, présenté notamment à l’European Lab Tanger dans le cadre de la 2ème édition des Nuits Sonores Tanger, rend hommage à quelques figures féminines de la musique arabe, d’histoires et de contextes différents, qui par leur passion et leur engagement à toute épreuve, s’imposent comme des modèles universels de la lutte des femmes pour leur émancipation et leur liberté d’expression et de création.
La féministe algérienne Nadia Leila Aissaoui, remarque que le fait inédit concernant la renaissance du féminisme arabe post révolutions, est sûrement son ancrage dans sa réalité locale. On assiste à l’avènement d’un féminisme arabe, sans remise en cause de « l’universalité de la lutte. Leur référence [aux nouvelles féministes arabes] ce n’est pas la Française Simone de Beauvoir mais l'Egyptienne Hudâ Shar’âwi».
Humanisme plutôt que féminisme
L’humanisme est un impératif du monde contemporain. Ni courant contemplatif ni élan compatissant, l’humanisme n’est pas un concept utopiste théorique mais l’affirmation de l’humanité en tant que communauté de destin, en ce qu’elle a de profondément commun et d’universel.
Edgar Morin, grand philosophe français contemporain, nous invite à reconnaître les diversités tout en maintenant l’unité. Puisque « nous pâtissons de la même façon » et que « nous sommes capables d’éprouver les mêmes émerveillements et les mêmes bonheurs, nous devons avoir une certaine fraternité ».
Un féminisme plus humaniste c’est aussi appeler à plus d’empathie intra-féminine et de tolérance envers celles qui seraient moins « éclairées » et moins militantes. Une sororité dans leur propre rang donnerait aux féministes plus de cohérence, car quand il s’agit de liberté, il n’y a pas qu’une seule façon d’être libre, celle de l’être à notre façon. Tariq Ramadan nous explique justement dans son article Naissance d’un féminisme musulman, que « ce qui établit la liberté est non pas la forme particulière que celle-ci peut avoir dans une ère civilisationnelle donnée ou pour une population donnée, mais l'existence réelle des principes qui la fonde : une conscience autonome qui fait ses choix au nom de ses convictions. Il faudra bien, en Occident, [et dans le monde arabe, ndlr] respecter cette autre façon d'être libre ».